#versuneécopoétique #01 | L’odeur du silence

Table des matières :
1 – L’odeur du silence
2 – Le jour du fil de fer

Photo Juliette Derimay

L’odeur du silence

C’est une vallée parfaite. Pas de ces vallées étroites où on se sent oppressé, compressé, écrasé par des à-pics trop raides qui suintent le danger et rejettent tout ce qui ose sortir du minéral, ni de ces endroits trop plats qui abritent l’ennui, le cachent dans le trop loin pour des yeux affamés et laissent s’installer des usines, des fabriques qui les font presque villes. Ici les pentes sont douces mais elles restent des pentes, qui arrêtent le regard, le conduisent au sommet. Pour arriver là-haut, il faut quitter la route, la départementale qui ondule tranquillement en bas de la vallée. Elle taquine la rivière, l’enjambe de ses ponts, s’installe tantôt à droite ou bien tantôt à gauche du lit qu’elle s’est creusé en gazouillant gaiement sous le soleil d’été, ou dans un grondement grave quand elle roule des pierres, des branches ou même des troncs dans ses tristesses d’automne ou ses joies de printemps. Laisser la grosse route filer de son côté et prendre la petite route qui monte sur la gauche, qui grignote la pente en lacets bien serrés. Dans les odeurs d’essence et de goudron trop chaud, les voitures, les motos vrombissent en gros insectes à chaque sortie de virage. Reprises de vacarme. Enfin quitter la route et suivre le sentier, tous les bruits de moteurs se font plus espacés ou au moins plus lointains. Les pieds qui font rouler et dérangent les cailloux ou qui brassent les herbes, font craquer les feuilles mortes, les brindilles, les branchettes, laissent encore une place au creux de nos oreilles pour les cris des oiseaux qui marquent leur territoire de notes éphémères. En rentrant sous les arbres, c’est le frais qui arrive, se posant en seigneur sur les portions de peau, plus ou moins importantes en fonction de la saison, qu’on expose au dehors. Maintenant on est plus loin, l’écoulement des voitures comme celui de la rivière ne sont plus que bruits de fond, dépassés et de loin par le vent dans les branches et les grattements divers de qui cherche sous les feuilles de quoi nourrir ses petits ou un coin pour dormir.
Ce jour là c’est ton nez qui a fait taire tout le reste. Oubliés dans l’instant humus et champignons et fleurs de châtaigner, et le chant des oiseaux. La charogne couvrait tout. Odeur en chappe de plomb qui écrasait le reste, insistante, écœurante, elle est venue te chercher, te tirer de ta rêverie. Tous tes sens s’étaient tus, plus rien dans les oreilles, sous les pieds, devant les yeux, dans ta bouche en haut le cœur, proche de la nausée. Juste l’odeur de charogne. Quand tu t’es arrêtée, tes yeux se sont repris, cherchant sans vouloir voir où les guidait ton nez. Corps sans vie devenu viande, nourriture pour tant d’autres que tes yeux cherchent quand même, toujours sans vouloir voir. Et si tes yeux la trouvent, cette odeur de charogne, ils se détourneront le plus vite qu’ils le peuvent ou bien se fermeront, de dégout et d’horreur, pour parfois y revenir, juste du coin de l’œil, sans oser l’assumer, cette attirance étrange, déni de pouvoir se dire qu’en nous aussi, eh oui, un jour cessera la vie. Côté sombre de nous quand on ne veut pas voir mais qu’on regarde quand même, mais alors juste un peu, quand tous les bruits autour continuent d’exister mais que tu n’entends rien, quand les mots gardent l’odeur sans que tu les prononces. Ce que tu as senti ce jour-là, sur le chemin, c’est l’odeur du silence

Pour l'idée, merci à Baudelaire (Une charogne, Les fleurs du mal), à Ryoko Sekiguchi (L'appel des odeurs) et à l'odeur tenace présente depuis trois jours sur le chemin d'en bas.

Le jour du fil de fer

C’est à la fin de l’hiver, au début du printemps que tu t’attaques au jardin. La neige au fur et à mesure a fini par tasser tous les restes du vert de l’été précédent, devenus jaunes et fibreux. Tu vois bien les reliefs, les endroits du jardin qui ont besoin d’un coup de main pour essayer de faire plat, éviter les cuvettes. Gratouiller en surface, enlever les racines qui ont fait leur travail dans le profond du sol, les poser au-dessus où elles pourront encore travailler à nouveau en servant de toiture à ceux qui vivent là, les vers et puis les autres. Juste un travail léger, juste gratter un peu, au moins en théorie. Le jour du fil de fer, ça t’a pris plus longtemps, bien plus longtemps que ça. Le jour du fil de fer, tu as suivi le fil, d’abord en gratouillant, juste du bout des doigts, puis avec un outil, enfin avec une pioche pour enlever du sol ce qui ressemblait fort à l’avant d’une voiture, plastiques plus du tout lisses, boutons et connecteurs, fusibles et compagnie, choses non identifiables, mais qui allaient avec. Une cuvette de la taille d’une baignoire pour les veaux.
Les urbanistes qualifient cet endroit de zone d’habitat dispersé. Urbaniste, du latin urbs, ville. Si bien que l’urbanisme des villes, appliqué à l’habitat dispersé comporte souvent des particularités, impossibilités, incongruités. Absurdités ? Exemple, le ramassage des déchets. En zone d’habitat dispersé, la collecte ne se fait pas à domicile, mais dans des points d’apport volontaire. Donc démarche volontaire des gens qui vont jeter leurs poubelles, même celles de tous les jours. Beaucoup s’y sont faits, d’autres toujours pas, ou au moins pas toujours et ces derniers perpétuent les pratiques traditionnelles sur le sujet. Beaucoup de choses finissent sur le tas de compost, ou nourrissent les animaux, poules, chiens, chats, cochons dans certains cas. Les problèmes commencent avec tous les objets qui sont non compostables, qui se recyclent à peine, ne se réparent pas toujours. Et depuis plus longtemps des choses qui mettent du temps à se décomposer, exemple le métal ou le verre des bouteilles, quasiment éternel. Toutes ces choses dont on ne voulait plus, on les jetait chez le voisin, qui lui de son côté, faisait la même chose, en essayant toutefois, dans la plupart des cas, de trouver un endroit qui soit un peu discret, sous les arbres, c’est parfait. Dans ces zones d’habitat dispersé, les limites des parcelles, au moins sur le terrain, sont difficiles à voir, fruit de longues discussions, de négociations âpres sur des générations, ou statu quo idiots fruits d’affrontements sanglants. Les bornes sont des cailloux vaguement peints, des piquets bariolés, ou des taches sur des arbres qu’on peut, c’est souvent le cas, avoir coupés depuis. À chaque rafraichissement, on change de couleur, histoire d’en rajouter et de se réjouir de l’air un peu perdu de ceux qui découvrent juste ce système bien spécial, d’autant plus qu’il arrive que les fameuses bornes moyennement officielles, se transforment à la nuit en animaux nocturnes qui se déplacent sans bruit à la faveur de l’ombre. Mais c’est là qu’interviennent les déchets déposés juste sur la limite, ils aident d’un petit clin d’œil celui qui chercherait une limite de terrain à y voir enfin clair, et qui remerciera les pratiques douteuses des gens pas trop soucieux de leur environnement. Objets jetés ici, récupérés ailleurs, chacun leur donnera une valeur différente. Précieux ou pas précieux, sans valeur aujourd’hui, mais peut-être pas demain, le temps décidera, il saura mieux que nous qui ne réfléchissons pas trop pour ce genre de choses, que l’histoire continue quand le couvercle retombe et parfois rebondit, même très longtemps après le puant clap de fin

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

10 commentaires à propos de “#versuneécopoétique #01 | L’odeur du silence”

  1. Silence sans sépulture… Ton texte nous prend à la gorge dans les hauteurs et les vallées. Heureux que ça donne envie de redescendre au chaud dans un chalet où l’encens de l’amitié compense l’odeur de la puante rencontre à ciel ouvert. Ce que les bergers côtoient constamment.Tu connais ton sujet et Baudelaire n’a rien inventé.

    • Oui, rien de nouveau dans l’odeur, mais pas l’impression qu’on trouve très souvent de ces mots qui sentent fort dans grand nombre de textes, mais chez Baudelaire, si.
      Et merci à toi d’avoir bravé l’avertissement !

  2. Ton titre m’a attirée et je n’ai pas été déçue. Comment un sens annihile tous les autres…
    J’ai aimé ta balade dans la montagne que tu affectionnes (ça se sent !).
    Et tu t’es laissée cueillir par l’odeur de décomposition d’un corps, et tu m’as cueillie dans le même élan. Merci

  3. Quelle force! (c’est si juste ) et tout me revient grâce à toi de cet « ajustement/dérèglement » de tous les sens pour s’échapper voir ne pas voir ne plus sentir jusqu’au silence . Merci

  4. ah oui la #1, avec cette odeur qui s’installe et nous prend à s’éloigner des voies passagères et du bruit des voitures, et qui nous évoque le silence de l’autre
    dans la #2 tu nous entraînes à nouveau sur la piste d’une odeur, « puante » écriras-tu, et confusément je me demande comment tu es passée du jardin en fin de l’hiver au non ramassage des ordures et à la récupération des objets…
    et quoi qu’il en soit, te retrouver dans ta vallée…

    • Merci pour ton retour très attentif : j’avoue avoir écrit un peu plus rapidement la deuxième partie… trop rapidement apparemment 😉 J’ai cédé à la facilité en me disant que j’allais me concentrer davantage sur la nouvelle de la fin que sur les marches d’approche. Publié pour m’autoriser à passer à la suite en quelque sorte. J’avoue…

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