René Joffroy
Au nord de la Côte d’Or, deux buttes-témoins font face à leur voisine située sur l’autre rive de la Seine. A quelques kilomètres en aval de Châtillon-s-Seine, le plateau calcaire, creusé par la Seine et l’Ource, s’abaisse en plaine humide. Seules subsistent les côtes aux roches dures, les Jumeaux de Massingy et le mont Lassois. Plus au nord, dans l’Aube commence la côte des Bars. A l’automne 1952, René Joffroy, professeur au collège de Châtillon, vient d’arpenter le Lassois où depuis plus de cinquante ans des fouilles superficielles trouvent tessons, os d’animaux, traces d’occupation celtique. Joffroy s’intéresse à ces fouilles d’amateurs qui ont livré quelques objets, armes, poteries, mais déplore que rien n’ait été systématiquement entrepris jusque là. L’archéologie, ces périodes obscures ayant précédé la Gaule romanisée, sa passion. C’est un homme trapu, dur à l’effort, autour de sa calvitie précoce subsiste une couronne de cheveux noirs qui le fait ressembler à un professeur Tournesol en plus costaud. Quelques tessons d’argile sigillée en main, fort de son expérience aux grottes de Haute-Marne, il réussit à obtenir le soutien du Conseil Général et des sociétés archéologiques locales, pour commencer un travail de recherche d’envergure au mont Lassois. Avec Maurice Moisson, agriculteur, homme à tout faire qui connaît parfaitement le pays, il mène une campagne de fouilles qui ne peut que confirmer les premières hypothèses et permet de dater l’oppidum qui surmontait le mont : circa 450 av J.C. , âge du fer, période dite de la Tène. Pendant ses recherches, il a toujours espéré mettre à jour le cimetière, les tombes richement garnies, témoins des croyances et des pratiques funéraires protohistoriques. Ses passions pour la philosophie et l’histoire se heurtent parfois, selon l’humeur ou l’interlocuteur du jour, il se sent porté par l’une ou l’autre, pilleur de tombes ou chercheur de trésor archéologique faisant progresser la connaissance, « libido sciendi » se dit-il pour se remonter le moral et réviser son St Augustin et son Pascal… il en fera le thème d’une prochaine leçon.
Le tarot de Châtillon 1
Jeudi soir, au café Sequana, R.J. joue au tarot, un jeu appris dans sa jeunesse à Chaumont, qu’il affectionne, qui le délasse. Sa charge de travail au collège Désiré Nisard s’est alourdie depuis qu’il assure les classes de latin et grec en plus de la philo, mais aujourd’hui, il n’avait pas de cours à donner, Maurice Moisson était dans la nature, il se sentait l’esprit libre. Ses partenaires, Z. Batowski, G. François, A. Fourest sont arrivés à 18h, la partie peut commencer. Les annonces se succèdent, « petite », « pousse », « garde »… Il est rare qu’on « garde sans le chien », encore plus rare « contre le chien ». Le suprême tour de force consiste à « mener le petit (n°1 d’atout) au bout », ou à le prendre aux adversaires. C’est un jeu de stratégie, qui n’exclut pas les discussions lors des temps morts. Fourest et Batowski profitent du service des apéritifs pour interroger René Joffroy sur les fouilles en cours au mont Lassois. La réponse est un peu décevante, « pas de découverte sensationnelle ; dans le pays, on sait qu’il y a des sites balisés au Lassois, les langues se délient, chacun y va de sa petite trouvaille ; Moisson est à l’écoute ». Zbigniew se rappelle, enfant, avoir parcouru Biskupin, un centre archéologique polonais considérable, remontant au néolithique ; Joffroy sort son carnet et note le nom de ce lieu qu’il voudrait pouvoir visiter un jour.
La partie est interrompue par l’arrivée de Maurice Moisson, en bottes crottées, qui semble très excité. « Sur le finage de Vix, au pied du mont, il y a des pierres bizarres, qui ne sont pas à leur place ». Maurice explique qu’en creusant une tranchée de fouilles, sous la couche de terre végétale, il a mis à jour une espèce de couverture en dalles calcaires de grande taille qui pourraient appartenir à un tumulus depuis longtemps arasé. Moisson, qui en avait un peu assez de ramasser à longueur de journée des tessons informes sent qu’il y a là-dessous quelque chose, autre chose.
« Eh bien, Maurice, allons-y, on l’a enfin trouvé, notre cimetière ».
Rumeurs
Depuis quelques jours, on n’a pas vu René Joffroy au café Sequana, on le croise parfois, furtif, dans les rues de la petite ville, le plus souvent en cotte de travail, ou sur sa motocyclette, botté de caoutchouc, ou enfournant des outils dans la jeep de René Paris, au bout de trois jours, on ne le voit plus du tout. Seuls ses partenaires de tarot et quelques proches savent qu’il ne s’en va pas bien loin, à Vix où il retrouve Maurice Moisson. Les habitants ignorent tout du travail qu’ont entrepris René et Maurice auxquels s’est joint R. Paris, collaborateur habituel. Certains voisins bien intentionnés affirment que le trio est parti par Laignes, vers Vertault, site gallo-romain proche de Molesme, fouillé à plusieurs reprises, mais depuis longtemps abandonné après que la villa aux bains « chauffés » a été sécurisée par une construction légère. Les restes d’un temple consacré à Janus n’ont peut-être pas livré tous leurs secrets ; de plus, comme le répète René qui a consulté tous les rapports des fouilles antérieures, « à Vertillium, aucune tombe n’a été trouvée ». L’hiver arrive, Noël 52 couvre de neige la plaine, René et consorts restent invisibles. Une rumeur tenace évoque la Bretagne, l’Angleterre, ou même l’Ecosse, Barnenez, Stonehenge ou le cairn de Clava. Les plus mystérieux, se disant bien renseignés assurent à mots couverts que René a emporté ses cannes à pêche ; serait-il parti se mesurer aux saumons du nord ? en plein hiver ! absurde. Le seul fait vérifiable est qu’après une entrevue d’une heure avec le Principal du collège, il bénéficie de congés, que le professeur M. le remplace au pied levé pour la philo et le latin.
La découverte
Dans la tranchée, les grandes « laves » qui avaient intrigué Maurice Moisson cédaient leur place à des cailloux de toutes sortes, cela ressemblait à l’éboulis ayant comblé une chambre funéraire, les gravats se mêlaient d’eau, la Seine rappelait sa proximité. René avait quitté le chantier depuis une heure quand Maurice sonna à sa porte, encore plus agité que lors de son irruption au café Sequana. Il venait de buter sur un objet massif, « du bronze ». Il n’était plus question de dîner, on quittait l’âge du fer pour celui du bronze, il restait quelques rayons de soleil à l’ouest, au ras de la tranchée, ils éclairaient un objet sculpté, travaillé, spiralé tel un serpent lové, faisant penser à l’anse d’une énorme cruche ; il reposait sur un cercle de bronze dont l’arc visible permettait d’évaluer le diamètre à près d’un mètre. Qu’y avait-il dans la terre, sous ce cercle qui semblait coiffer quelque chose d’énorme ? Le chantier révèle petit à petit le plus grand cratère à vin découvert dans le monde. René Joffroy sait que sa vie vient de basculer, qu’il y aura un avant et un après VIX 1953… Sous le cercle, une frise d’hoplites en parfait état ornent le col ; elle prouve l’origine grecque. A l’évidence, au-delà de sa qualité d’objet massif, ce vase est une œuvre d’art extraordinaire qui va continuer peu à peu à dévoiler ses secrets. René Joffroy a prévenu toutes les compétences, les amis archéologues, les autorités, sommés de venir assister à une telle découverte, ont fait diligence. Mais la rumeur a fini par toucher les alentours, et la presse, si bien que le dernier effort de dégagement hors cavité, argiles, cailloux, eaux sales, de l’objet incroyable s’est fait en présence d’une petite foule ; experts, journalistes, amis des sociétés locales, habitants de Vix et de Châtillon, jusqu’au sous-préfet, ne pouvaient manquer l’événement. Les appareils-photo crépitent, grillent ampoules de flash les unes après les autres – sombre janvier – René Joffroy donne sa première interview.
Le tarot de Châtillon 2
« Voulez-vous m’aider ? » C’est la phrase qu’entendent, comme un prélude à la partie à venir, les partenaires de René Joffroy. Un oui unanime lui répond, sans omettre un « pour quoi, ce n’est donc pas fini ? il y en a eu, pourtant du remue-ménage ! » René doit alors expliquer que le vase – en fait un cratère à vin – n’est sûrement pas seul, qu’on a déjà découvert, à l’intérieur, une coupe en argile presque intacte, décorée de guerriers combattant les amazones. L’origine grecque se confirme grâce au mythe, mais ce n’est pas tout. Le tertre arasé devait protéger un tombeau ; le vase, soit un présent, soit faisait partie d’un riche mobilier funéraire dont il reste à découvrir les autres composants, et, miracle possible, le corps du défunt – ou de la défunte. Il y a là du travail pour au moins deux mois, sinon plus. Il sait que les vignerons vont démarrer la taille, lourd travail mais qui peut s’étaler plus ou moins. Gilles et Zbigniew acquiescent, quant à André, il a des congés à prendre, la perception continuera de tourner avec ses deux adjoints. René proposera des demi-journées en fonction de l’avancement des recherches, Maurice Moisson et René Paris demeurent à temps plein, l’abbé Mouton, compagnon de fouilles de René les rejoindra en fin de semaine. «Tant que rien de nouveau n’apparaît, motus à la presse ! »
La partie de tarot peut commencer. Fourest garde et gagne, Zbignew se fait manger le « petit », c’est bien parti pour la soirée. Gilles François profite d’une pause entre deux tours pour exhiber un gros paquet, assez lourd, qu’il cachait sous la moleskine. Un « truc » qui affleurait dans sa vigne, qu’il avait mis du temps à dégager. « Un fossile d’os de dinosaure ». René penche pour un humérus, mais… de quoi ? Non spécialiste du Jurassique, il promet de consulter au musée où le conservateur s’y connaît.
L’inventaire, le petit au bout.
Deux mois et demi ont passé. De simple vase à cratère gigantesque, d’importante découverte à trésor, Vix a semble avoir livré tous ses secrets ; reste à mener à son terme la restauration des objets, l’analyse, l’interprétation des données, enfin la publication vers le monde entier des résultats obtenus. En outre, des décisions devront être prises sur l’avenir. Quoi, où, quand, comment montrer un tel ensemble ? Pour l’heure, au plus près du chantier, dans une grange, chez Maurice Moisson, à même le sol de terre battue, sur des étagères improvisées, sur des tissus épais, une « exposition » destinée aux spécialistes est installée, les équipes des Antiquités Nationales, du Louvre, ont déjà pris des engagements. Dans l’arrière salle du café Sequana, QG de l’équipe de chercheurs, on commence à rédiger des fiches d’inventaire qui permettront un étiquetage provisoire de toutes les pièces. A des fins pédagogiques, René Joffroy a rédigé un premier rapport de fouilles qu’il peut remettre à la demande aux historiens patentés, à la presse spécialisée, aux autorités administratives. On apprend dans ce document que la « tombe de Vix » abritait une femme gauloise importante – très vite surnommée La Princesse – morte et enterrée sur place avec un mobilier funéraire considérable. Le squelette entier dont le crâne est coiffé d’un diadème d’or, enfoui avec un char à quatre roues ; de la vaisselle : cratère à vin géant en bronze, coupes, œnochoé en terre cuite, phiale d’argent à ombilic d’or ; des bijoux, pierreries, anneaux, colliers boucles d’oreilles ; des objets utiles, aiguilles, fibules. Tous les objets sont d’origine grecque ou étrusque pour les plus beaux, gauloise pour l’utilitaire, ils sont tous d’une facture artisanale ou artistique de très haute qualité.
Déjà les demandes de visite affluent chez René Joffroy, les propositions d’accueil dans les capitales européennes aussi, Bonn, Stockholm, Londres, Edimbourg, Rome, attendent une conférence du découvreur, de l’ « inventeur » de Vix. René n’a pas (encore) le téléphone, c’est au courrier ou sur le téléphone du collège qu’arrivent les messages enthousiastes. Le philosophe commence à s’interroger, devra-t-il quitter son poste de professeur pour faire face aux demandes ; comment, en l’état actuel de la découverte pourra-t-il répondre aux nombreuses questions que pose cette sépulture. On sait maintenant assez bien de quoi il s’agit, mais qui était cette « princesse », que faisait-elle à Vix, d’où lui venait une telle richesse ?
Avant de passer à la reconstitution-restauration du trésor, René a repris ses cours. Son arrivée dans la cour du collège déclenche une cavalcade, tous les élèves se précipitent pour l’accueillir, il est porté en triomphe jusqu’à sa classe où il va improviser sa première conférence. Le soir même, au café Sequana, il retrouve ses partenaires de tarot. Gilles François apprend avec tristesse que son radius de dinosaure n’a rien d’original pour la région, René a pu le constater en visitant les caves du musée de Châtillon « des caisses pleines, mon pauvre ! ».