Table des matières
1 – La gueule ouverte
2- John Dubon (Wikipedia)
3 – Écriture en cours…
4 – Les yeux noirs
La gueule ouverte
Caroline est dodue, replète et bien en chair, encore davantage avec le baluchon presque aussi gros qu’elle bien ficelé sur son toit. Ses roues s’en écartent, son pot d’échappement crachote à intervalles réguliers des petits nuages catarrheux, elle chauffe à la moindre montée et à chaque arrêt, les enfants tassés à l’arrière sont chargés de courir poser une pierre sous ses roues, devant ou derrière, en fonction de la pente. Caroline est une Primaquatre Renault. C’est elle la star du journal du camp dessiné par Fournier. Mercredi 23 juillet 1952, sur une feuille de cahier à dessin pas encore jaunie, trait noir, encre de Chine et plume, Caroline part en vacances : « C’est ce matin, à six heures, que la famille Fournier a quitté le Pont-de Beauvoisin. Caroline a d’abord traversé l’Isère. Puis l’Ardèche ». Autour de Caroline, Fournier dessine des vaches rondouillardes avec de jolies cornes, des ânes aux grandes oreilles, des paysans au béret porté bas sur les oreilles, des vacanciers en short, la famille, la tente, les vagues, les montagnes, les silhouettes de villes et villages traversés avec les clochers et leurs coqs qui pointent fièrement, les péripéties, la roue crevée, le garagiste, et une immense galerie de portraits avec un trait simple et précis, rond et attachant. On pourrait presque voir les cheveux d’un noir d’encre penchés sur le cahier, la grande concentration qui chiffonne le front, l’oubli même des moustiques qui rôdent en agaçant et le crissement de la plume qui glisse sur le beau papier lisse du cahier à dessin, la main, le buvard, la lampe accrochée à une branche qui oscille dans le vent au-dessus de la table pliante. L’air du soir sent le sable, les odeurs de popote, l’humus de la forêt, la bouse des vaches toutes proches. Un chien aboie, des gens discutent et rient un peu plus loin, les coups de soleil tirent sous la petite laine, dans le cou et en haut des épaules. C’est les vacances. C’est comme ça que tu as rencontré Fournier. Tu le connaissais avant, les dessins de presse, le nucléaire, l’écologie, Charlie et Hara-Kiri, La Gueule Ouverte, mais tu le connaissais comme tout le monde. C’est le journal du camp qui t’a fait regarder de plus près cette main qui tenait le porte-plume et celui qui s’en servait si magistralement. En 1952, Fournier a 15 ans, il dessine déjà tout le temps, et il ne s’arrêtera pas, il dessinera toujours, jusqu’au 15 février 1973. Parfois d’autres supports, d’autres crayons, stylos, fusains, mais toujours le dessin, le trait, le noir et blanc. C’est grâce à Caroline que tu te sens plus proche, comme s’il t’avait confié, juste au creux de l’oreille, un secret fabuleux comme un juré craché. Ils ont, depuis le temps que tu fréquentes ces cahiers, comme un air de famille ces traits fermes et précis, tu les vois autrement les ânes aux grandes oreilles et aux museaux tout ronds, les paysans bourrus, le chien toujours penaud, les savoyardes en coiffe avec le bijou, la croix et puis le cœur, bien mieux qu’une signature et jamais oublié. À côté de la campagne, il y a aussi la ville, une galerie de portraits, les grosses dames à chapeaux, pomponnées et guindées tassées dans le métro, les assemblées fumeuses de trognes chevelues et puis les politiques et l’actualité, la vie de tous les jours et sa publicité, les gens qui s’endettaient pour une moulinette et puis du formica en imitation bois. Alors tu remontes, en partant du papier, pour arriver aux doigts, aux taches d’encre, au poignet, souple et tellement agile, l’avant-bras reposé sur une table en vrai bois, le coude toujours plié et l’épaule si tranquille. En haut, la tête. Tu le vois toujours de dos lorsque tu l’imagines, c’est plus simple comme ça. Tu n’avais pas trois ans quand lui est décédé. Jamais tu n’aurais pu le rencontrer en vrai, lui parler, échanger, discuter tranquillement, de ce qui l’occupait, du monde, du boulot, de cet endroit de montagne qu’il venait de choisir, où il venait à peine de commencer à vivre, de cet article à rendre, une fois de plus en retard, des manifestations contre le nucléaire, de Bugey ou d’ailleurs. À défaut de discuter, il te reste ses traits, rencontre en noir et blanc, juste sur le papier, juste un peu décalé, comme le serait Caroline sur les routes d’aujourd’hui
Depuis le 7 mai 2024, l'œuvre de Fournier a une nouvelle adresse : la BNF, Paris. Alors, petit clin d'œil en attendant l'ouverture du fond, pour vous donner envie
John Dubon (Wikipedia)
John Dubon, nom complet John-James Dubon est un ornithologue et dessinateur français spécialisé dans l’étude des oiseaux marins et en particulier des fous de Bassan. Il est né le 26 avril 1995 en Savoie sur la commune de Queige et porté disparu en mer au large de la réserve des Sept-Îles dans les Côtes d’Armor en novembre 2023.
Enfance
Né d’une mère écossaise alors serveuse dans un restaurant d’altitude et d’un père français chef d’une petite entreprise de construction métallique. Sa mère aurait choisi son prénom en hommage au dessinateur et ornithologue John-James ou Jean-Jacques Audubon. John Dubon est un enfant solitaire qui passe ses journées dans la forêt et les montagnes situées à proximité du domicile familial. Il passe également beaucoup de temps chez Vincent Tournier, son voisin dessinateur avec qui il apprendra les bases et se perfectionnera dans l’art du trait et du dessin à la plume. Ce dernier, l’encouragera dans la voie du dessin naturaliste et en particulier ornithologique et lui permettra, très jeune, de faire ses premières expositions dans les lieux culturels et hôtels de la région. Sa mère quitte rapidement le foyer familial, il ne la reverra qu’en de rares occasions et il ne s’entendra pas avec les deux épouses suivantes de son père ni avec ses deux demi-sœurs et son demi-frère. À partir de son entrée au collège, il effectuera toute sa scolarité comme pensionnaire.
Formation
Après avoir obtenu un bac scientifique à la fin de sa scolarité au lycée Vaugelas de Chambéry, John Dubon quitte la Savoie et part étudier l’ornithologie à l’université de Brest. Pour financer ses études, il vend quelques dessins et travaille dans les centres de soin pour oiseaux, mais également comme serveur dans les cafés du port.
Sa double nationalité française et britannique ainsi que sa maîtrise parfaite des deux langues lui permet de continuer ses études en Écosse, à Édinbourg où il publie son premier article sur les fous de Bassan, Bass Rock gannets, back and forth(non traduit).
Les fous de Bassan
Après avoir obtenu son diplôme écossais, il participe à différentes missions d’étude sur les fous de Bassan, tant en France (principalement aux Sept-Îles) qu’au Royaume-Uni (Bass Rock, Shetlands, Saint-Kilda, Hébrides extérieures).
Depuis 2018, John Dubon est embauché au CESOM, Centre d’Étude et de Sauvegarde des Oiseaux Marins installé à Perros-Guirec. Ses derniers travaux portaient sur la colonie de fous de Bassan des Sept-Îles, très impactée par la grippe aviaire et dont les individus rescapés ont vu, pour la plupart, leurs iris devenir noirs.
Disparition
Dans la nuit du 16 au 17 novembre 2023, John Dubon a disparu en mer alors qu’il était parti en direction de l’île Rouzic à bord du bateau de l’association pour réparer une caméra de surveillance tombée en panne la veille. Malgré les recherches, son corps n’a jamais été retrouvé. Les conditions météorologiques difficiles, une mer formée et les courants violents de la zone ont été invoqués pour expliquer le drame, mais jusqu’à aujourd’hui, l’enquête n’a pas pu établir avec certitude les circonstances de l’accident. Le bâtiment du CESOM de Perros-Guirec porte désormais son nom.
Les yeux noirs
Dans le port de Perros-Guirec, juste en face de l’archipel des Sept-Îles sur la côte de granit rose, les bateaux montent et descendent avec la marée jusqu’à ce que le niveau de l’eau atteigne le seuil du mur. Alors ils restent immobiles tandis que l’eau se retire seule, loin dans la baie, dévoilant la vase nue, ses courbes et ses méandres. En ce mois de septembre, pas de vent, pas de vagues, John Dubon est installé dans le cockpit de son bateau, assis sur le banc de tribord, les pieds croisés sur le banc de bâbord, il regarde dans le vague jusqu’au-delà du mur, lissant distraitement sa longue barbiche blonde. Il est serein, il a trouvé sa place dans le monde des humains comme dans celui des oiseaux. Il est connu ici comme un vrai spécialiste pour les oiseaux marins, et en particulier pour les fous de Bassan. Quelques cris échangés par deux mouettes rieuses lui font tourner la tête, il pose distraitement sa longue main sur la barre du bateau amarré, réflexe de marin qui se glisse dans le vent à la surface des eaux jusqu’aux îles aux oiseaux, en résidant du lieu. En dessous des nuages et juste au ras des vagues, plane sa réputation de fin connaisseur des bêtes qui volent au gré des flots.
Il aime ce bout de côte et son vaste archipel où cette réputation a vite pris son envol, au milieu des oiseaux qu’il a décrits, comptés, observés, dessinés et à qui il a vite rattachés son nom. Il est scientifique tout comme ses collègues, restés dans les labos entre leurs éprouvettes et les banques de données. Lui préfère le grand vent. Vivre sur son bateau était d’abord pratique, c’est devenu son adresse, là où savent le trouver, les pêcheurs, les marins, les promeneurs de touristes, les passionnés d’oiseaux ou les amateurs d’art qui lui achètent parfois de ses dessins d’oiseaux, de ce qu’il nomme souvent, non sans un petit clin d’œil, ses plumes faites à la plume. Partout sur cette côte de granit parfois rose, tous ceux qui vont en mer connaissent la coque rouge de sa maison flottante et la barbiche blonde de l’homme qui va en mer en chaussures de montagne. On vient lui demander pour une plume, un oiseau qui agit bizarrement ou pour un effectif qui croit ou bien qui chute. En ce 18 septembre, les pas sur le ponton, pressés et décidés amenaient une photo d’un oiseau étonnant.
C’est Louis Lebrun le pêcheur. Il s’assied sur la banquette d’en face dans le carré du bateau, il est plein d’étonnement et aussi de questions. En touillant son café tout envasé de sucre, il dit que sous Rouzic en rentrant de marée il a vu un oiseau à l’œil sombre jusqu’au noir. Allons voir de plus près ce regard des ténèbres dit la barbiche blonde. Le temps de faire le plein d’eau et de nourriture et puis de matériel pour prendre des photos et compter les oiseaux, les voilà vite partis, la mer est bientôt pleine, l’écluse ouvre grand ses bras pour les laisser sortir.
Jusqu’à la fin de septembre, la place du bateau rouge sur les pontons de Perros n’accueillera que le vide. Le port reçoit encore des bateaux de passage mais on ne se bouscule plus pour passer dans l’écluse. La plupart des voiliers sont fermés pour l’hiver. Dubon n’assiste pas, chez ses voisins du port aux grand ménage d’automne et aux préparatifs pour que les bateaux d’été puissent hiverner tranquilles. Lui est parti là-bas, les deux pieds sur la mer et les deux yeux au ciel. Les jumelles sur le nez du matin jusqu’au soir, bien au milieu des plumes, il est heureux, il le serait à peine plus s’il s’était réveillé des ailes au lieu des bras.
En octobre, Dubon est assis à la table à carte dans le ventre du bateau rouge. C’est encore un beau jour, très chaud. La lumière de l’écran de l’ordinateur portable, éclaire un visage sombre. Dubon, depuis deux jours revérifie ses chiffres et refait ses calculs. Il n’ose presque plus tracer de courbes ni de graphes, toutes chutent jusqu’au vertige. La colonie de fous de Bassan la plus sud d’Europe est maintenant en danger de se voir disparaitre. La capitaine du port profite de sa tournée pour échanger trois mots, rassurer, soutenir les deux yeux si inquiets entre la barbiche blonde et les cheveux hirsutes qui aimeraient tant pouvoir sauver et protéger tous les oiseaux du monde. Elle ne sait pas que John Dubon a envie de mourir. Elle ne sait pas ce qu’il se dit : « Tout cela n’a pas le moindre sens, on dépense tant et tant pour étudier et compter, parfois même soigner à peine une poignée de ces oiseaux par an et il en meurt tant par la faute d’un virus qu’on ne voit qu’au microscope. Ces quelques individus avec un iris noir n’ont toujours pas livré le secret de leur œil sombre, le labo ne trouve rien, ils sont en bonne santé, il faut chercher plus loin, mais dans quelle direction ? Le soir, il se saoule au bar du port avec Louis Lebrun. La capitaine du port, tendrement, lui ouvre discrètement la porte de son bureau à la capitainerie et l’aide à s’allonger sur le grand canapé pour qu’il ne risque pas de basculer dans l’eau en rentrant au bateau.
Plus tard, un autre jour, le voilà encore sur son bateau, seul dans le port à présent. Il a envoyé un mail la veille au labo puis il est allé marcher. Ce matin il est plus calme. La petite cloche sonne, coup d’œil en diagonale sur l’écran qui défile. L’ordinateur portable posé sur ses genoux l’empêche de sauter, de danser, d’exulter. Il relit le long mail qui revient du labo. Les oiseaux aux yeux sombres ont été infectés par le fameux virus, mais ils ont survécu, les analyses confirment qu’ils sont en bonne santé, le lien est établi entre leur iris noir et le virus vaincu. Ils sont les preuves vivantes qu’il y a un espoir de voir un jour l’île Rouzic de nouveau blanchie par les oiseaux de mer qui s’affairent sur leur nid. Il ne voit plus du tout le noir comme un hasard, plutôt comme un espoir. Les doigts sur le clavier, il aimerait écrire pour la fin de son article une phrase de résumé qui marque les esprits, des mots si bien choisis qu’ils pourraient lui faire dire que c’est un beau métier que le métier de scribe, lui qui tient d’habitude le crayon sur la feuille pour y faire des dessins qui ne passent pas par les mots