#cycle recherche sur la nouvelle | boucle #2

Table des matières

#1 la rencontre, le personnage

#2 sa page biographique

#3 dans la famille Spaggiari, le frère

#4 Six fois Stanislas l’après-midi

#nouvelle #boucle 2 | La rencontre | Samuel Bobin

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J’ai franchi le seuil de la librairie d’un trac titubant, mon cœur battant d’une cadence irrégulière. J’ai aperçu mon nom sur l’un des présentoirs. Je me glisse maladroitement derrière les tréteaux, à côté d’un homme installé, qui me tend la main, un sourire franc dessiné sous sa moustache en broussaille. Il ne porte pas de chapeau, mais il pourrait en porter un. Son parler du Midi me place instantanément sous la cloche de la familiarité. Au milieu du brouhaha des tables, il m’a tapoté l’épaule : « Serge Spaggieri, corse espagnole de souche mais natif du pays, j’ai grandi ici, à Nîmes ! »

Nos échanges se teintent de connivences dès les premiers mots. Cet homme maîtrise l’art de conter avec une aisance remarquable. Il saisit les sujets comme on s’accroche à la futée des palabres. Il me montre son ouvrage sur les ex-votos. « Des ex-votos ? » ai-je demandé. « Oui, ces miniatures qu’on offre pour implorer la protection des dieux. J’ai totalement dédié le livre à ça. » Quelle étrangeté, ai-je pensé. Les peintures qui l’intéressaient représentaient des taureaux. Elles étaient censées protéger les hommes qui entrent dans l’arène. Notre conversation a déroulé plusieurs fils jusqu’aux méandres de la philosophie, avant que Spaggieri ne me rapporte l’histoire d’un navire du XVIIe siècle, pris dans une tempête si dévastatrice qu’il fut contraint pour accoster de sacrifier un bœuf en le jetant par-dessus bord pour servir d’ancre à la caravelle.

Il m’a ensuite dévoilé une part de son histoire personnelle, qui m’a ému profondément, mais dont je ne peux malheureusement rien dire ici, n’en ayant gardé aucun souvenir. Il me sembla toutefois que le lien avec cet homme allait perdurer. Son histoire parlait de hasard divin. Pourtant, je ne le revis jamais. Ce n’est que plusieurs dizaines d’années après que son histoire me revint.

#nouvelle #boucle 2 | La page biographique | Samuel Bobin

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Serge Spaggieri, né le 15 juin 1958 à Uzès (Gard), est un ecricain, conteur et poète français.

Biographie

1958- 2023

Serge Claude Roman Spaggieri est le cadet de trois enfants issus des secondes noces entre Edouard Joseph Dominique Spaggieri (1913-1968), négociant né à Portovecchio, et de Marie-Thérèse Armande Catanzaro (1919-1987), sœur de sa première épouse, Julia Emilia Catanzaro, morte en 1951 de tuberculose un an après leur mariage. À la naissance de Serge Spaggieri, ses sœurs, Julia (1939-2015) et Émilienne (1950), ont dix-huit et sept ans, son frère Albert en a quatorze.

Son grand-père paternel, Gaston Jules Spaggieri, dit Baboun, enfant naturel et abandonné né en 1876 à Séville, placé dans une famille d’adoption (puis celle-ci ayant migré dans le Sud de la France). Gaston Jules Spaggieri, alors placé dans ferme d’Anduze, puis devenu plâtrier à Uzès, avait épousé en 1908 Joséphine Élisabeth Beausset, fille de meunier. Son grand-père maternel, Joseph Marius Catanzaro, maçon, avait épousé en 1914, peu avant le début de la guerre, Joséphine Thérèse Marbelli, née en 1892 à Bonifacio.    

(de gauche à droite, Gaston Jules Spaggieri, Josephine Elisabeth Beausset, Joseph Marius Catanzaro, Josephine Thérèse Marbelli)

Son père Edouard Joseph Spaggieri, qui a abrégé son nom, est maire de d’Uzès à partir de 1955 et devient en 1957 administrateur délégué des plâtrières de Gard. Serge Spaggieri passe son enfance à la «  Villa Castres », vaste demeure familiale dont la construction au milieu d’un parc venait d’être achevée à sa naissance, et où logent également ses grands-parents Catanzaro. Il bénéficie de l’affection de son père, et il est attaché à sa grand-mère maternelle, à sa sœur Julia, à sa marraine Louise Deschamps et sa sœur Gisèle, qui habitent une vaste maison au centre de la ville, mais subit le rejet hostile de sa mère, catholique pratiquante opposée aux idées politiques de son mari, et de son frère. La famille passe l’été dans une autre de ses propriétés, L’Asphodèle, entre Uzès et Tornac.

En 1953, Serge Spaggieri entre à l’école. Après la mort de son père, le 15 janvier 1968, d’un cancer du poumon, les conditions matérielles d’existence de la famille deviennent précaires. Serge Spaggieri se lie vers 1971 avec Louis Garouste, cantonnier, admirateur de la Commune de Paris et membre du Parti communiste, qu’il dépeindra sous le nom d’Alfred Maraud dans Le Soleil des Impuissants, son fils Frederique, élagueur, Jean-Baptiste Nouregate, dit le sorcier (il prépare des lotion antirides), qu’il évoquera dans La Diva de Minuit et qui sera lui aussi l’un des personnages du Soleil des Impuissants, les pêcheurs du Gard et quelques vagabonds au parler poétique qu’il nommera plus tard les Incantateurs.

Bâti comme « un garde du coprs » (1,87 m) et impulsif, il se passionne de courses de taureaux avec son ami Arthur Cosny. Interne à partir de 1968 au lycée Jean Garcin de Nîmes, il décide en 1973 de le quitter, après une dispute avec l’un de ses professeurs qui se moque de ses premiers vers. Il fait en 1974 un voyage en Sardaigne, où son père avait créé une petite plâtrerie, puis en 1975 suit les cours de l’École d’Architecture de Marseille, qui ne l’intéressent pas davantage. Il lit Plutarque, François Villon, Racine, les romantiques allemands, Alfred de Vigny, Gérard de Nerval et Charles Baudelaire, mais aussi vraisemblablement Rimbaud, Mallarmé et Lautréamont, peut-être des poèmes d’Éluard.

Après avoir travaillé à Uzès dans une maison d’expédition de fruits et légumes, il effectue en 197j son service militaire dans l’artillerie à Nîmes, affecté aux archives militaires. Il écrit alors une première critique, d’un roman de Maxime Poulbaud, pour la revue nîmoise Les Deux font la Paire , à laquelle il collabore jusqu’en 1979. En 1978, il est publié aux éditions de la revue, grâce à l’aide financière de sa grand-mère, qui meurt en décembre 1976, son premier recueil, dont les derniers exemplaires ont disparu mystérieusement, La Plaque sur l’Abdomen, rassemblant des poèmes écrits entre 1972 et 1976. Il publie également en revues un texte sur la ville d’Uzès en 1978 dans Les Criquets du Gard, et en 1979 un poème ancien dans La Poudre de Marseille.

Il interrompt l’écriture pendant de nombreuses années (de 1979 à 1995), se consacrant à la vie rurale et agricole, ayant hérité de la ferme de sa grand-tante maternelle à Garons (Camargue), avec son épouse, Marie-Odile Cosny et leur trois enfants, Jacques, Éric et Mathilde. 

Serge Spaggieri s’intéresse toujours autant à la nature et aux taureaux. Il se prend de passion pour la Camargue. Il écrit en 2018, La Superstition des Valeureux, un livre documenté collectant les représentations d’ex votos destinés à la protection divine des gens des arènes, aux éditions du Maquisard.

Serge Spaggieri vit encore actuellement dans sa ferme à Garons et continue ses écrits poétiques.

#nouvelle boucle 2 | #3 Dans la famille Spaggieri, le frère.

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– Reviens ici, fichtre maudit gamin ! Tu vas le payer ça mon salaud…

 Le père Spaggieri manque de s’écraser la face contre le bitume de la rue St-Claude. Il cogne son épaule contre un réverbère, piaille douloureusement, maugrée sur toutes les têtes défuntes de feux ses aïeux avant de s’élancer sur le trottoir de la rue Saint-Claude, titubant après son cadet.

– Tu vas revenir oui ! Espèce de moricaud !

Le gamin, lui, ne compte pas revenir. Il va camper plusieurs semaines dans les marais salants, quitte à bouffer des salamandres et dormir sous la fiente des flamands roses: le gamin est bien plus terrorisé par le geste qu’il vient de commettre que par la trempe que lui promet son père. Il sait, il sent, qu’il a commis l’irréparable. 

Edouard, le père rougi par le manque de souffle autant que par la colère, trépigne, brandit son poing en l’air.

– C’est pas comme ça que tu vas t’en sortir mon salaud !

Le petit Serge s’est mis en boule sous une voiture. Il attendra jusqu’au soir s’il faut. Jusqu’à l’automne et même après. 

La rue paraît désormais déserte. Édouard – et sa pointe au sternum – font demi-tour. Le vieux serre les dents:

– Crever l’œil de son grand frère ! À six ans ! Je déteste ce gosse ! Ah ce que je le hais…

Serge entend les paroles de son père. Accablé, il ne peut retenir un flot de chaudes larmes qui refroidissent tant bien que mal ses coudes endoloris enfoncés dans l’asphalte crénelée et brûlante.

L’odeur du cambouis lui fait tourner de l’œil. Il voudrait vomir. Ce qu’il vient de faire, c’était un accident. C’était pour de faux. C’était un vilain jeu, simplement un vilain jeu. Stanislas ira à l’hôpital et tout s’arrangera…  Oui, tout s’arrange dans la vie ; on a toujours plus de peur que de mal. Et puis les docteurs savent tout. On peut sauver de tout aujourd’hui. Ils font des miracles à St-Joseph. D’ailleurs lui, Serge, on l’avait déjà sauvé après une mauvaise noyade, quand il avait quatre ans. Alors on pourrait guérir Stanilas. On pourrait guérir le grand frère. Pas possible qu’il perde son œil. Pas possible. 

Il s’est enfui le petit Serge. 

Pendant plusieurs semaines, peut-être un mois. 

La famille Spaggieri a lancé un avis de recherche auprès des gendarmes. Le gamin est resté introuvable, bouffant probablement des limaces ou autres insectes nauséabonds, à l’abri des pluies récurrentes du mois d’août, asséché par le sel et le sable. Asséché surtout par la honte, la peur et le dégoût de lui-même. Le petit Serge a pensé mourrir. 

Quand le saunier des Maguelones a retrouvé l’enfant au beau milieu des roseaux, la petite silhouette semblait peser un gramme, la peau tannée par l’intraitable soleil camarguais et les vêtements en lambeaux. Lorsqu’il a retourné l’enfant face contre ciel, le vieil homme a pris peur: ses fines lèvres ressemblaient à deux lisières de sel blanc.

Le retour dans la famille fut terrible. Stanislas n’aurait qu’un œil pour le restant de ses jours.

– Pourtant, depuis l’âge de ses 12 ans, m’a susurré Serge assis en face de moi sur la banquette du grand café des Appâts, mon grand frère me répète sans cesse qu’il me pardonne, qu’il m’a pardonné. Il reconnaît sa part de responsabilité dans l’accident. « On était deux » qu’il dit toujours. Mais je te le dis moi, Max, je te le dis  ! Je le sais parfaitement que c’est moi. Que c’est mon entière faute à moi… Mon entière faute.

Serge allait porter son verre à ses lèvres, quand précisément le carillon du bistrot sonna. Stanislas entra dans l’établissement et nous rejoignit. C’était la première fois que je le voyais depuis ma rencontre avec Serge. L’inertie dans son œil gauche bleu comme une lagune me donna un frisson. C’était donc lui. Le frère borgne pour la fin de ses jours.

#nouvelle boucle#2 | #4 Les six après-midi de Stan

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Le père regardait Stanislas, bras croisés.  Stanislas regardait le père de son seul œil.  Le père jetait ses yeux à la cime des ifs et maugréait.  Stanislas fermait son œil valide et pressait entre ses cils une larme de crocodile.  Il avait attendu de longues semaines avant de sortir de la pénombre derrière les volets.  D’abord la prescription des médecins, puis surtout l’anéantissement qu’avait provoqué la catastrophe. Avaler l’irréversible. Tenir sur quatre pattes. Prendre la gifle du destin.

Pour ses dix ans, le père lui avait offert un jouet. Malgré le ciel noir qui couvrait la ville, Stanislas avait sorti un transat de vacancier, jouait nerveusement avec son bilboquet. Il en voulait au père d’avoir laissé se perdre le petit Serge. Était-il mort ? Simplement enfui ? Comme s’il était besoin d’ajouter de la tristesse à l’horreur, de l’inquiétude à la foudre. Le père aurait dû rattraper Serge dès le début de sa fuite. Comment ne pas se ronger les sangs maintenant. Stan en voulait aussi à son père d’avoir choisi un bilboquet pour son anniversaire. Maladroit symbole du bâton fiché dans un trou. Le ciel tonna comme un troupeau de bisons en transhumance. Le père décroisa ses bras et rentra sous une pluie battante. Stan attendit de ne plus rien y voir avec son œil.

Quinze jours d’angoisse. On ne s’habitue à rien. L’absence lui pétrit les tripes. Il ne mange plus. « Pourtant il faudrait », a répété l’ophtalmo. Ne pas rigoler avec ces choses-là. C’est important de s’alimenter, mon grand. Il a trouvé finalement une manière de se tasser dans le transat. Une vieille manière de s’affaisser, jusqu’à toucher la dalle avec son postérieur, jusqu’à faire craquer le tissu. Le bilboquet lui sert de fronde desormais. Il le bazarde au bout du jardin pour dégommer le chat du voisin, qui ne se démonte pas face à l’agresseur et revient à chaque son de cloche. Nîmes est encore sous l’ouragan, mais Stanislas ne bronche pas. Le père lui dit qu’il ne fera pas revenir son frère en restant immobile. Le ciel a encore pris des galons. Stan voudrait qu’il pleuve encore, juste pour masquer la grosse larme sous son œil et ses dents serrées.  – Faut rentrer, Stan ! La journée est finie et les gendarmes doivent se reposer. Toi aussi.

Ça y est, l’expert ! À chaque intrusion du bâton dans l’objet contondant, c’est une satisfaction. La boule rouge sert toujours de pierre. Il presse son poing à en rougir et c’est un peu de rage qui s’expie. Toutes les mouettes sont contre lui et le narguent. Elles sont véloces à tournoyer ainsi. Elles lui font tourner de l’œil et fagotent ses tripes en nœuds de Pâques qu’il ne saura jamais défaire.  Trois semaines qu’ils cherchent l’enfant entre Saint-Gilles et Vauvert. Une dame de Beauvoisin l’aurait vu, il y a quelques jours. Un gamin qui cavalait, comme affolé entre les dunes de Coloniche. Elle en a tout de suite informé les gendarmes, incapable de rattraper l’enfant. Stan pense à Sonia mais ne veut surtout pas qu’elle lui manque. La voir avec sa gueule incomplète, le miroir de l’âme, disent-ils. Encore un roulis dans la paupière. Il ne sera jamais plus Stanislas Spaggiari. L’école, oublie.

Le cagnard lui tabasse le crâne. Il ressemble à un forçat desséché par le sel. Ses pommettes cadavériques se creusent au vent inerte. Son île ? Imaginaire : il est interdit de sortir de l’enclos, le père le laisse seul dans le jardin désormais. Il doit reconquérir toute sa vie, le père, il arpente les grands espaces de Camargue ; il tente de gagner du terrain sur le tsunami qui le blesse. Nécessité de tout mettre en œuvre pour retrouver Serge. Le soir, il rentre épuisé. Après avoir écumé les dunes et les marais envahis par les chiens et les képis. Une gendarmette le prend par la manche à l’heure où le soleil plonge. « Faut vous reposer les nerfs monsieur Spaggiari. Elle vient de là, la force. On va le retrouver le gamin ».  Stan a envoyé son bilboquet dans la rue. Il aurait pu tuer quelqu’un à l’aveugle. La boule est tombée sur un pare-brise, faisant retentir l’alarme d’un cri strident.

Depuis la rue, son père lui ouvre le portillon. Quand il aperçoit Stanislas allongé, les yeux fermés, il s’agrippe au chambranle de toutes ses forces, les deux pieds en avant, les jambes tendues, enfoncées dans le gazon jauni.  Des wagons de bave surviennent jusqu’à ses lèvres, il gémit, trépigne comme un épileptique.  « Je veux pas, je veux pas, hurle-t-il. Le père le tient fermement par les épaules. Pas la Tarasque ! Pas la Tarasque ! ». Le petit garçon est écarlate. Sanglots, spasmes et morve.  « Viens voir ton frère, Stan ! crie le père. Il a des choses à te dire. » Le petit Serge se débat à s’en écarteler tandis que le grand frère se lève difficilement pour traverser le jardin. Son petit frère est face à un spectre. Les quatre semaines passées dans les marais lui ont gâté le cerveau. Le gamin se sentira coupable jusqu’à tard dans sa vie.

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