Table des matières
1 de l’art de ranger ses livres
2 histoire de mes librairies
3 inventaire de choses perdues
4 le livre dans sa matérialité
5 Cortázar, quatre stations pour un livre
1 de l’art de ranger ses livres
Dormir toutes les nuits de son enfance, la tête calée contre un montant de la bibliothèque paternelle laisse des traces. L’espace enclos de la nuit noué à celui de la pièce où se trouvait mon lit, marque à tout jamais l’espace mental où se mouvoir.
Aujourd’hui, la pièce personnelle, réservée, nommée bureau est déterminante. C’est le lieu où se tenir de longues heures, cernée par les étagères blanches afin que les couleurs des livres se mêlent et que leurs ombres se répandent. Des espaces, selon leur contenu, leur âme ou plus simplement ce qu’ils ont à nous révéler, leur sont dévolus. Au plus proche, dans trois petites niches posées sur le bureau, se tiennent prêts de la main les livres dont il est nécessaire de pouvoir s’emparer à la seconde. Peut-être bien une quarantaine qui oscille de Dante à Jaccottet, en passant par Emaz ou Virginia Woolf. Ils sont là sous le regard, comme un tableau rassurant. L’avant-soi est tissé de voix. Quelque chose attend. Tout près, sur la droite, se repose, sur trois rayonnages, la collection d’ouvrages sur Venise: romans, essais, livres d’art ou de tourisme, ils sont rassemblés, comme dans un album photos où sont recueillis les souvenirs. On se souvient du bonheur de lecture de certains, où l’on s’immerge parfois pour quelques pages, et la main dans l’instant prend le Carnet vénitien de Liliana Magrini., en décalant légèrement le cadre de la photo de la mère. Plus d’une centaine où savoir que l’on peut errer, les jours plus difficiles que d’autres. On les oublie, on y revient, on n’a pas tout lu, on a juste besoin de leur présence.
L’espace à l’arrière de soi, lorsqu’on se tient au bureau, est la forteresse. Ma petite-fille de trois ans m’a dit récemment que tous ces livres faisaient comme une barrière. Elle aime bien venir dans cette pièce; peut-être est-elle rassurée lorsqu’elle s’assoit dans mon fauteuil, encapsulée de ces centaines de livres. Huit étagères pleines à déborder. Récemment 150 d’entre eux ont été extraits, après de longues tergiversations, pour rejoindre le sous-sol où ils feront une longue halte sur d’autres étagères, avant d’être confiés, un jour ou l’autre, à une boîte à livres. Donc sur deux murs de la pièce, trois zones resserrent les livres: la partie roman, où se concentrent les livres d’avant, c’est à dire une littérature de ma jeunesse que viennent rejoindre les rares romans que j’achète aujourd’hui. Une deuxième zone, un peu informe, contient les livres de contes, de théâtre, de nature, de religion, de philosophie, couplée aux divers dictionnaires ou ouvrages d’études littéraires ( eh oui je conserve encore les Lagarde et Michard). La troisième zone gagne en importance et en attrait: on pourrait la nommer l’espace poétique, mais ce serait réducteur. Je pourrais simplement dire littérature, celle qui me requiert depuis plus de vingt-cinq ans, celle qui instaure la langue au premier plan. Certains livres sont rangés par éditeur: Cheyne, Publie.net, Le Réalgar, Tiers-Livre. Il me semble bien qu’une nouvelle brochette va se mettre en place, celle de l’œil ébloui et sa collection Perec. D’autres suivent par ordre alphabétique, tout en veillant à ce que certains auteurs ne se côtoient pas, ou au contraire à en rapprocher certains apparentés d’un lien littéraire. Savoir tricher pour le bien de tous. Ce qu’on appelle les beaux livres, consacrés à des peintres, sculpteurs, se retrouvent dans le salon. Les Pléiades ont, depuis peu, rejoint une petite armoire vitrée dans le hall qui précède mon bureau. Je sais bien qu’elles manquent vraiment au paysage de cette bibliothèque, mais il faut parfois savoir prendre des décisions, et surtout faire de la place. J’allais oublier la petite étagère basse, près de la fenêtre, où se rassemblent les livres indispensables pour l’animation des ateliers d’écriture. Sur le dessus, des branches de lichen et des pierres.
Je ne dirai rien du sous-sol où reposent les livres dont j’ai pu me détacher; parfois je leur rends une petite visite, j’en ressors un de l’étagère, l’époussète un peu et le repose en soupirant. Je ne dirai rien non plus des livres stockés dans la maison de campagne, ce sont ceux du père: je les retrouve pour le compagnonnage de l’été.
Pour la première fois de ma vie, sans doute est-ce ainsi qu’il faut dire, lors du grand rangement en fin d’année dernière, j’ai décidé de ranger à la place censée les accueillir dans un futur les livres que je n’avais pas encore lus. Les retirer de la pile des livres à lire et les installer sur les bons rayonnages. Étrange décision que je ne m’explique pas. Désormais il me faut partir à leur recherche; c’est une manière peut-être d’avoir à fouiller, à parcourir ainsi plus souvent les différentes zones. Le plaisir ressenti aussi d’avoir fait ce rangement avec dépoussiérage intensif, et bien sûr depuis, le dérangement a de nouveau repris, selon le besoin de lecture ou de simple consultation, et des livres s’accumulent sur le fauteuil ou bureau ou par terre: en ce moment on retrouve Alejandra Pizarnik, Georges Perec Edmond Jabès, des revues ( La forge est une mine), Jacques Ancet et Féroce de Benoît Vincent où je suis plongée. La bibliothèque est en vie et c’est cela qui compte. Je ne parle pas des livres de la médiathèque qui viennent dialoguer pendant quelques semaines, posés sur une petite table, près du bureau. Ils bruissent d’un ailleurs, ont parfois quelques marques qui interrogent, un marque-page, une phrase soulignée…
À certaines heures de la journée, selon les saisons, les livres se retrouvent projetés dans le jardin, par les bienfaits des rayons du soleil. Dans le buisson gorgé de fleurs blanches, des titres flous frémissent alors et s’immergent. Dedans et dehors se fondent. Le reflet offert laisse planer l’énigme de qui ils sont, et de qui je suis à les couver ainsi du regard.
Ma bibliothèque est comme un paysage. Vallonnée, lumineuse, rassurante, pleine de douceur, de désirs, et d’imaginaire. Des choses infimes refont surface: des traces du passé, des lieux où tel livre a été acheté, tel autre lu, les empreintes qu’ils ont laissées en moi, ou la personne qui me les a offerts, conseillés. Et il y a aussi tout ce que je ne vois pas, qui reste un mystère, soit que j’ai oublié, soit que je n’ai pas su voir et qui un jour peut-être se dévoilera. Ils sont des points de suspension tels les cailloux du Petit Poucet semés dans la forêt pour retrouver son chemin. Ils structurent le monde où je vis. Dans ce va-et-vient incessant entre eux et moi, un invisible se fait jour. Ils répondent de moi.
2 Histoire de mes librairies
1/ Vers et Prose: Du plus loin de ma mémoire, c’est la vitrine du libraire qui me servait de halte à l’aller ou au retour d’une sortie. La toute petite vitrine où s’affichaient des livres d’enfants: Sylvain et Sylvette, les livres en rose, en vert, en rouge et or. Je ne demandais rien, mais mon regard gourmand suffisait à exprimer mon envie. Je crois bien n’être jamais entrée dans cette boutique qui me semble minuscule aujourd’hui, située à cinquante mètres de l’entrée de l’immeuble où j’habitais alors. Juste une vitrine où accrocher des espoirs. De temps à autre, un des livres repérés se retrouvait entre mes mains par je ne sais quel miracle. Un enclos de joies éventuelles.
2/ Chez Plaine: On le sait bien qu’elle s’appelait Librairie de l’Université, mais tout le monde disait chez Plaine, du nom de son propriétaire, bien reconnaissable avec son nœud papillon, lorsqu’il arpentait les rues de la ville. Ce fut mon premier jardin. Là où, désargentée comme tout jeune de quinze ans, j’aimais aller rêver au milieu de livres dont les titres se prenaient pour des syllabes de rêves murmurés. Grimper sur la mezzanine, là où dormait un peu de poésie et d’où l’on pouvait guetter les gens qui entraient dans la boutique, et voir sans être vu. Là, qu’un samedi comme un autre, la vision de mon frère entrant dans la librairie ― mais c’était impossible puisqu’il vivait à Paris et ne devait revenir qu’aux prochaines vacances ―, et le même soir il sonnait à la porte familiale, tout heureux de nous faire la surprise de sa venue. Alors, penser que dans un univers dévoué aux histoires, tout était vraiment possible. Chez Plaine, un creuset d’élaboration de mes désirs, m’inventant des paraboles autour de titres de romans qui prendraient le temps de germer en moi.
3/ Acqua alta: Située dans le quartier du Castello à Venise, baignée par un rio, c’est un endroit incontournable où aller fouiner: un jardin sauvé des eaux où trône en son centre une gondole emplie de livres. Toutes les langues se côtoient, et toutes les odeurs aussi, pas vraiment de roses mais plutôt de cette humidité tenace, bien imprégnée entre les pages du livre, et qui restera fidèle pendant des années… Odeur de chats aussi, eux qui règnent en occupants permanents et s’allongent, sphinx de ce jardin, où végètent des livres d’occasion. Rien donc pour me convenir et pourtant: le plaisir de gratter un peu cette terre livresque est plus fort que ce qui dérange, et à chaque visite un ouvrage que l’on sauve du naufrage, en français ou en italien qu’importe, il faut bien revenir avec quelque chose qui a survécu là, qui saura drainer quelques ombres de Venise, et l’on se prendrait presque pour Liliana Magrini, qui vécut à quelques calli de là, et qui a su si bien décrire les errances dans sa cité.
4/ Quartier Latin: C’est la librairie de mes déambulations citadines, récurrentes. Une sorte de jardin tel celui d’un cloître, où règne ce silence touffu de la langue qui sommeille, avec les bruissements des pages que l’on tourne, et le souffle qui s’échappe comme le feuillage d’arbres frémissant. À un moment ou à un autre de ma sortie en centre-ville, je finis par pousser la porte de la boutique, n’espérant rien d’autre qu’une errance de songes, une halte dans le jour, un échange joyeux avec le propriétaire du lieu, quelques nouvelles échangées… Je lance un aujourd’hui je n’achète rien, je passe juste dire bonjour et je regarde un peu. Et je fouine, feuillette les nouveautés, lit quelques lignes ici ou là, sélectionne mentalement deux ou trois livres qu’il me faut absolument, mais aujourd’hui non je n’achète rien ( il me reste tant de livres à lire et puis j’arrive de la bibliothèque avec un sac plein…). D.D. vient me parler de ses lectures: parfois je tiens compte de ce qu’il me dit et c’est ainsi que j’ai découvert l’an dernier Anton Beraber. La librairie qu’il a rachetée il y a 3 ans, et que je fréquentais depuis plus de vingt ans, est devenue plus grande, et comble du bonheur a installé une mezzanine qui m’a projetée cinquante ans en arrière dans celle de Mr Plaine. Ici, il y a même quelques fauteuils pour prendre le temps d’une pause, le temps de juste prendre son temps, ce qui est un luxe très agréable. Le rayon poésie est riche de ces petites maisons d’édition qui fabriquent de beaux livres. Et comment expliquer que je me retrouve devant la caisse à régler un ou deux ouvrages qu’il était, bien évidemment, impossible d’abandonner sur les rayonnages…
5/ La tournée des librairies: Une fois par an, lors de la venue de G. pour Noël, on fait la tournée de toutes les librairies de la ville. De la Banque du livre dans la rue du Onze novembre, en passant par le bouquiniste de la rue Michelet, puis la librairie L’une et l’autre, bifurquant vers la toute récente librairie de mangas et littérature d’un public jeune Heroes, puis le Quartier latin, Forum et la librairie de Paris, toutes trois dans un périmètre rapproché, pour s’achever à la librairie d’occasion Dalby rue Clovis Hugues. Un après-midi où l’on s’offre des cadeaux mutuellement, on furète, on écoute les conversations, on rit, on s’abreuve d’ouvrages dont on n’avait nulle idée, on partage notre passion. Chaque fois je pense à Pierre Bergounioux qui faisait ( qui fait ?) des tournées du même titre auprès des bouquinistes de sa région en compagnie de son frère et les valises pesantes avec lesquelles ils reviennent. On n’invente rien. On passe juste un après-midi de plaisir partagé à lire des quatrième de couverture, à regarder le prix, à hésiter un peu, à craquer, et à se dire que c’est un moment qui n’a pas de prix. Dans cette ville, dont le centre s’épuise, avec nombre de commerces qui baissent le rideau, il nous semble avoir bien profité de ces écrins de lumière. Notre récolte de fleurs bigarrées, aux teintes insolentes, aux langues qui se mêlent, donnent cet élan nécessaire pour traverser les jours d’inquiétude qui nous cernent. Sentir résonner dans le sac en toile de jute arrimé sur l’épaule des ouvrages d’auteurs, autrices toujours plus nombreuses, déjà bien connus ou encore à découvrir — Marielle Macé, Marie Cosnay, Pascal Quignard, Esther Tellermann, Jon Fosse. On a répondu à l’appel du courant d’air du verbe, on laisse s’aventurer des voix sur son chemin ce qui nous fera dire: tant que j’ai des livres à lire, des pelotes de mots à détricoter, je ne peux pas mourir.
3 Inventaire de choses perdues
Inventaire
‒ le livre animé de Poucette
‒ ma collection de pierres patiemment constituée
‒ les lettres envoyées à l’une ou l’autre
‒ comment j’ai appris à lire
‒ le cinéma Eden rue Blanqui
‒ la vue d’un de mes paysages préférés
‒ un arbre dans le petit jardin
‒ un village incendié
‒ une tombe disparue
‒ la fin des livres lus
‒ un rêve au réveil
‒ la voix de la mère
* Le village de Paulhac-en-Margeride, commune le plus au nord du département de la Lozère, surmontée par le mont Mouchet et traversée par la D 989 qui rejoint le Malzieu, en passant par le col de la Croix du Fau à 1268 mètres d’altitude, est un petit village limitrophe des départements du Cantal et de la Haute-Loire. L’évolution de la population est passée de 350 habitants en 1881, puis 241 en 1936, à 97 en 2021.
† Les 10 et 11 juin 1944, l’armée allemande attaque les maquisards réfugiés au Mont Mouchet, un lieu de rassemblement de résistants et de réfractaires au S.T.O. De nombreux parachutages ont approvisionné les maquisards en armes. Après une première victoire des résistants, les troupes allemandes, parties de Saint-Flour, contre-attaquent et vont agir extrêmement violemment sur cet axe. Vingt-six personnes sont fusillées dans une village proche, Ruynes-en-Margeride. Les maquisards fuient vers le sud. En représailles, les troupes d’occupation incendient le village de Paulhac-en-Margeride le 12 juin 1944: 30 habitations sur 32 dans le bourg sont détruites, l’église.est épargnée. Selon la légende familiale, aucun habitant du village n’aurait été exécuté, protégés qu’ils étaient par la présence de la statue de Notre Dame de Beaulieu, cachée dans un champ. Dans les villages proches, des exécutions sommaires eurent lieu. Les habitants de Paulhac ont dû, dans l’urgence sortir le bétail des fermes et le « pousser » vers des communes voisines où trouver un hébergement, pour bêtes et hommes.
Margeride, Gévaudan, Lozère: cela fait des années que cette région m’obsède, que l’articulation même de ces noms entre mes lèvres suffirait presque à me faire tomber en extase. Comme si prononcer ces noms de lieux avaient un pouvoir. Un lieu, c’est là où se passe ou s’est passé quelque chose. Plus grave l’événement, plus il en est marqué. Un paysage de pâturages, de forêts, de landes à bruyère, de rochers de granit poussant comme des statues à chaque croisement de chemins, des bosquets de genêts, des pins sylvestres, des fayards, des secrets à champignons, des étendues sauvages, des sources, des ruisseaux, de la mousse, des lichens…
Pendant longtemps, la nécessité de venir et revenir dans ce département m’a tourmentée. C’était comme une obsession, à la recherche de je ne sais quel secret à dénicher, quel palimpseste à déchiffrer, quelle pierre encore inconnue à débusquer, quel point de vue à contempler, quelle balade à découvrir, quelle maison à louer pour un séjour.
J’ai souvent évoqué l’arrivée dans ce village d’où est originaire une branche familiale, celle dont je porte le nom. Enfant, je ressentais l’entrée dans ce lieu comme un rituel sacré. On passait la borne signalant la limite à franchir pour pénétrer dans le département de la Lozère, les voix se taisaient dans l’habitacle de la voiture, et je crois même pouvoir dire que les gorges se serraient. Quelques centaines de mètres après, à la sortie de la forêt, la vue sur le village de Paulhac-en-Margeride se libérait. Chacun cherchait le clocher pour repérer la maison où nous attendait un presque grand-père. On n’arrivait pas à la distinguer, dissimulée par des recoins d’arbres et d’obscurité, on ne pouvait que s’en dessiner une image mentale. Durant une décennie environ, deux fois par an, le pèlerinage s’exécutait, et à chaque fois, sans se l’expliquer, ce même sentiment, jamais ressenti ailleurs, m’envahissait: les battements du cœur s’accéléraient, dilatant ce grand silence noué au fond de la gorge parce que nous étions sur le point d’arriver dans ce lieu. Je n’avais pas la conscience de toute l’histoire, qui s’était tramée là, connaissant davantage les évocations de la bête du Gévaudan, qui avait dévoré enfants et jeunes gens dans quelques recoins forestiers. Dans ce creux presque au pied du Mont Mouchet, le village arborait un sentiment d’élévation, comme à contempler une statue dans la niche d’une église. Les toits de lauze et leur tristesse latente figée à tout jamais, testament d’un passé de regrets. Je sus très vite que c’est de là que je venais. De ce territoire de malheur et de taiseux où l’on se languissait.
Parfois, il me suffisait de traverser la commune, sans même pénétrer dans le village par une courbe sur la départementale, de jeter un regard sur le cimetière, en contrebas de la route, sans faire d’arrêt et me dire que tout allait bien: Paulhac-en-Margeride était toujours là.
La dernière fois où je suis retournée dans le village, cela doit remonter à cinq ou six ans. Le brouillard était d’une telle intensité, que nous ne pouvions rouler qu’à une allure de vélo, la vitre du passager ouverte afin que celui-ci puisse déchiffrer les bordures de routes afin de ne pas verser dans le fossé. On ne voyait rien, ni à gauche, ni à droite; l’avant-soi était dans une telle grisaille que l’on se serait cru dans un film d’épouvante. On se prenait à rêver aux anciens clochers de tourmente dont les cloches sonnaient lors de ces épisodes de burle ou de brouillard afin de permettre aux voyageurs égarés de se laisser guider par le son et retrouver ainsi leur chemin. Le souvenir d’une année où nous n’avions pu arriver, à cause d’une tempête de neige aux alentours des fêtes de la Toussaint, remontait en mémoire. Cette fois-ci on était à la mi-août, mais j’eus le sentiment d’être recouverte d’un jadis, et qu’il fallait à nouveau traverser ce brouillard des ans, cette fumée sans fin où tout un passé s’agitait dans les cendres. Avec lenteur, nous rejoignîmes l’auberge où nous avions rendez-vous avec la dizaine de membres de la famille encore vive. Après le café, le passage traditionnel au cimetière pour saluer les tombes où mon nom gravé à maintes reprises semble une chambre d’écho, s’ensuivit et la lente montée du chemin conduisant à la ferme familiale, sachant très bien qu’elle n’est pas celle-là, mais une maison construite dans les années cinquante et pas même à l’emplacement initial, puisque plus rien ne subsiste de ces années d’avant.
Quelque chose est toujours en train de se chercher, entre les tombes, entre les pierres, entre ciel et terre, entre soi et tous ceux qui ne sont plus, entre les histoires racontées, déformées, enjolivées, et subsiste sans fin ce brouillard, ce silence d’un réel trop lourd à porter où se cartographient, par-delà les tranchées d’ombres, des apparitions par la magie de la langue. De l’oubli, ne pas.
4 le livre dans sa matérialité
Bien cachés dans la forêt de feuilles, ils sont comme des phares au milieu du passé. Ils veillent à réveiller en nous les traces qu’ils ont laissées, un jour de maladie ou de grande détresse, une nuit d’insomnie ou de maladie. Des livres, pas tout à fait comme les autres, des livres à diffracter les ombres, et à leur vue s’entrouvrent les portes. Ainsi ce recueil de Morceaux choisis de Victor Hugo : Le livre a bien vécu, entre les mains du père. Avec ses cinq cents pages et d’un format de poche, il a traversé, en police minuscule, les ans et les maisons. Sur un papier jauni, un florilège écrit. Et les marques en marge, d’un fin trait de crayon, comme un message laissé pour qui l’ouvre aujourd’hui. Quelques marques en papier déchiré pour dire où s’arrêter. Le dos du livre est recollé d’un papier collant gris, mais cela ne suffit plus, la tranche se décolle. Imprimé en 1943 par la librairie Delagrave. En haut, à droite une inscription d’une écriture penchée, au crayon de papier : 1er ou 2ème livre en vers. ( le mot de la fin est illisible). On ne peut oublier, sous une bourrasque neigeuse, c’est bien ce livre que l’on a tenu entre ses mains pour lire le poème demandé : Demain, dès l’aube alors que son cercueil se glissait sous la terre.
Quand, je repense à mon adolescence, c’est un petit classique des Éditions Bordas, avec des traces de rouge et de jaune sur la couverture, qui remonte en mémoire. Lu tant de fois, avec des passages appris par cœur, juste comme ça. On se serait bien vu jouer dans cette pièce, et dans le premier rôle. En classe de quatrième ou troisième, on l’avait étudié l’Antigone d’Anouilh, et l’on s’en souvient encore. Feuilletant le recueil, on retrouve les petits traits de crayon discrètement parsemés, juste sous le mot bonheur. Cela revient sans cesse. Et la phrase qui remonte en mémoire : j’ai cru au jour la première aujourd’hui. Livre lié aux discussions sans fin qui animaient nos jeunes esprits, à la sortie de la classe.
Bien plus tard, lors d’un arrêt maladie en avril 2006 pour une angine carabinée, je me revois assise dans le fauteuil près de la fenêtre, fiévreuse, à lire sans pouvoir m’arrêter le Carnet de notes de Pierre Bergounioux, le premier qu’il avait fait paraître, qui couvrait la décennie des années quatre-vingt. Je l’avais acheté quelques semaines auparavant, après beaucoup d’hésitations dues à la dépense conséquente, mais déjà conquise par l’écriture de l’auteur. Ce livre de Verdier, au papier bible, de 950 pages, m’a soignée, mieux que des médicaments. Je découvrais une écriture de journal particulière et la personnalité d’un auteur. Il était en phase avec moi puisque lui aussi souffrait d’angines gigantesques. Tellement subjuguée que j’écrivis, ce que je n’avais jamais fait et n’ai pas reproduit depuis, une lettre à cet écrivain sans demande de réponses. Deux jours après une carte dans une enveloppe m’était adressée. D’une écriture fine et légèrement penchée, il écrivait quelques mots en écho aux miens, partageant ma fatigue d’enseignante, avec beaucoup de compréhension : Je vous remercie de votre bonne lettre. On n’a qu’une vie. Autant la faire nôtre, le temps petit qu’elle dure. La carte sur laquelle il avait écrit représentait le buste de La Bernardine exposé au Musée Labenche à Brive. Par le fait du hasard, j’effectuais des recherches à cette époque sur une petite sœur de ma mère, décédée enfant, et qui se nommait Bernardine, prénom peu courant. Quelques années plus tard, je suis allée saluer la statuette dans ce musée, en songeant au curieux trajet que prennent les pensées pour arriver jusqu’à nous. La carte de Bernardine me scrute au-dessus du bureau, le Carnet de notes est dans mon dos sur l’étagère avec un nombre de livres important de cet auteur.
Lignes de fracture ou apparences de riens, poussières de lecture à jamais dans une inflexion de lumière qui sauvent quelques pans de nos vies.
5 Cortázar, quatre stations pour un livre
Dans l’oubli de tous les livres qui dorment sur les étagères, à la recherche de celui qui importe, lui seul, et qui manque à la main avide de tourner ses pages. Tous les rayonnages ont été vérifiés, volume par volume, et on sait que la tranche est facile à repérer: scotchée de gris pour contenir l’épaisseur du recueil de ces Morceaux choisis de Victor Hugo. Mais impossible de remettre la main dessus. Les niches sur le bureau ont été encore une fois revisitées, car c’est là normalement qu’il se tient, prêt à être saisi, à tout moment, mais il faut l’admettre: il a disparu. Certes il a bien vécu, d’abord entre les mains du père, puis dans les miennes depuis plus de dix ans. Avec ses cinq cents pages et d’un format de poche, ce florilège a traversé, en police minuscule sur un papier jauni, les ans et les maisons. Imprimé en 1943 par la librairie Delagrave, il est certain que je ne le retrouverai plus. Sans doute acheté dans la minuscule librairie Vers et Prose qui jouxtait presque l’allée où vivait le père dans ces années-là. Et puis il n’y a que celui-ci qui m’importe avec les vers soulignés au crayon par la main paternelle, et les marques en papier pour rejoindre rapidement les poèmes préférés. Je reste sur le bord de la plaie fraîchement creusée par l’absence, le mot disparition serait trop fort.
J’ai beau revenir sur mes pas, arpenter le chemin à nouveau, racler les pieds sur le ce sol calcaire, lever la tête vers les branches basses des arbres rabougris — et franchement qui poserait un livre dans un arbre — je n’arrive à rien. Je marche sur le sentier d’un pas d’une telle lenteur qu’il serait bien possible que je n’avance pas. Le sentier semble s’enfoncer sous la charge de mon corps, puis par oscillations remonter. Aux bordures du sentier, chênes verts et buissons ricanent, c’est certain, devant cette obstination à scruter un sol qui n’est fait que de pierres et de terre craquelée. Les touffes de thym sauvage s’agitent comme des doigts sous la force du mistral entaillant le silence tout autour. J’espère que du pierrier où je progresse jaillissent les signaux de mots s’élevant du livre renaissant de la nuit où il gît. La béance, où son absence m’a abandonnée, n’a pas de nom. En noir et blanc, je scrute le sentier, non à la recherche de pierres qui me feraient de l’œil,révélant quelque fossile, comme lors de ma première venue, mais pour retrouver le livre égaré, sans doute tombé du sac à dos. Arrivée près de l’ermitage Saint-Eugène, je reste là où j’ai lu quelques vers, enivrée du silence et de la plénitude de ce lieu. Mais rien. J’ai fait le tour de chaque buisson, de chaque rocher, de chaque pensée. La solution est sans doute que l’ermite, qui loge encore dans cet enclos, se soit emparé du livre et qu’en ce moment même il lise des poèmes de Victor Hugo. Cela ne pourrait que lui apporter du bien-être. Le livre se ferait chemin pour autrui.
Ouvrir les yeux.
Comme si les rêves cherchaient à édicter une vérité. Face au corps du paysage, le corps est sur un belvédère, le belvédère des lichens. De petites inscriptions de chaque nom des espèces de lichens présents résidant là depuis la nuit des temps, des noms latins dont on ne retiendra que quelques uns, que l’on se plait à prononcer à voix haute, comme une litanie de saints qui pourraient protéger face au vide qui requiert. La chapelle Saint-Régis est en contrebas, et derrière le corps c’est la yeuseraie nourrie de boqueteaux de chênes émondés ou tortueux qui engrave l’espace. Au-dessus un ciel d’un gris n’annonçant rien de bon, et de fines gouttes commencent à mouiller le sol. Il va falloir se lever et repartir. Refermer le livre qui a tenu compagnie, le marque-page s’envole, on cherche à le rattraper, les pieds glissent sur la dalle de schiste, et c’est le livre qui prend son envol, déployant ses ailes de papier, les mots se télescopent, s’envolent à droite, puis à gauche, remontent dans un courant ascendant, puis se déportent plus loin, si loin que l’on ne peut plus rien voir, plus rien savoir de Booz endormi ou de la bruyère en fleurs qu’il faudra bien rapporter à nouveau dans le petit cimetière sur la tombe du père. De vastes mille-pieds se traînent,le kraken Semble un rocher vivant sous l’algue et le lichen. Les vers se sont enfuis...La nuit est pendue aux grilles du regard, nul ange pour voler de ses ailes blanches et rattraper les pages à jamais envolées pour un monde désormais sans poésie. Quelque chose est toujours en train de se chercher, entre les tombes, entre les pierres, entre ciel et terre, entre soi et tous ceux qui ne sont plus, entre les histoires racontées, déformées, enjolivées, et subsiste ce silence d’un réel trop lourd à porter où se cartographient, par-delà les tranchées d’ombres, des apparitions par la magie de la langue et du songe.
Ouvrir les yeux.
Il n’y a rien d’autre à faire que fuir. On a le temps de rien. On se trouve là au milieu d’une grande confusion. Des tirs de fusils résonnent, des cris pour chasser la population du village, les maisons sont en feu. Chacun sauve sa peau. Il n’est plus temps de rien. Des femmes, des enfants au bout de leurs mains, des hommes libérant les bêtes qui s’affolent. Mais qu’est-ce que je fais là dans cette errance qui ne m’appartient pas. Personne ne me voit, ne me connaît. Mon corps n’existe pas. De grandes flammes surgissent de chaque maison qu’il faut longer pour échapper. De la fumée noircit le regard. Je marche sans savoir que je marche, sans savoir ce que je fuis puisque je ne suis pas d’ici. Et pourtant je sais une maison où le jadis est né. Mais elle est dans mon dos désormais, noyée dans l’incendie. Je marche, je fuis avec les autres. Tous ceux qui, vêtus comme autrefois, parlant le patois de là-haut, que je ne comprends pas — et ne suis pas vraiment sûre qu’ils parlent — avancent le regard fixé sur un horizon qui n’existe plus. Je tente de comprendre ma présence pleine d’anachronisme, pleine d’un savoir qu’ils ne possèdent pas encore. Et soudain, mon corps se trouve à progresser entre les rayonnages d’une bibliothèque en feu, tous les gens du village de jadis se sont effacés, et ce sont des livres qui brûlent par dizaines, par centaines, par milliers. C’est le livre ? Le livre est là sur la hauteur;Il luit; parce qu’il brille… Les lourdes étagères, lourdes d’eux tous, s’effondrent sur mes côtés. Je poursuis ma traversée, sans hâte, tout s’écroule à mesure de mon pas, il faut continuer à avancer. Il n’y a rien d’autre à faire. Tous les livres ont brûlé.
Ouvrir les yeux.
Cela fait des jours désormais que le livre s’est absenté. Des vers sont en mémoire, mais ils sont isolés, ils jaillissent par hasard, par défi ou par mélancolie. L’enfant joue près de moi, dans le bureau. Mon carnet d’écriture est tout près sur mon bureau. Elle furète comme toujours, cherche un crayon, des ciseaux, un papier coloré, quelque merveille à ses yeux, un livre dont elle peut s’emparer et me demander de sa voix d’enfant de trois ans, le regard atteignant le plus profond de moi: Mamie tu me le prêtes?J’ai beau lui dire qu’il n’y a pas d’images à l’intérieur, elle insiste et je cède avec le sourire. Elle tourne les pages avec un grand sérieux, semble chercher quelque chose puis s’approche de moi et me dit: regarde, là c’est écrit « Mamie »! Et elle me rend le livre, puis se tourne vers autre chose à inventer. Je repose l’ouvrage sur l’étagère où il a ses habitudes, et me retournant, je vois l’enfant qui a gribouillé quelques traits sur mon carnet d’écriture. Je fronce le sourcil, elle me sourit. Mamie, tu me redis l’histoire que tu m’as racontée l’autre fois...Et le poème se déroule, il coule de la mémoire : Elle avait pris ce pli dans son âge enfantin de venir dans ma chambre un peu chaque matin… Les arabesques arrivent très vite, c’est ce mot qu’elle voulait réentendre, elle me le fait répéter, essaie à son tour, joue avec les syllabes, nous rions. Je lui dis que oui ce sont bien des arabesques qu’elle a dessiné sur mon carnet comme la petite fille du poème de Victor Hugo que je lui avais lu — sans aller jusqu’au bout — et c’est vrai que je lui avais montré ce livre… Mamie, j’aime bien cette histoire… et d’une toute petite voix… j’aime bien tes livres…
Mon regard se déporte sur la caisse à trésors de l’enfant.
« Ma bibliothèque est comme un paysage. «
« Ils (les livres) structurent le monde où je vis»
« Ils répondent de moi. »
c’est très beau. merci.
Quel merveilleux dernier chapitre ! Et les derniers mots ! Merci, Solange.
J’ai voulu écrire paragraphe, pardon, ce dernier chapitre est pure projection. 🙂
je suis rentrée dans ton paysage comme tu le nommes si bien…
et je retiens aussi tout ce qu’on ne voit pas, ton « invisible »…
salut Solange
comme je la comprends la petite fille…
et comme j’aimerais faire la tournée avec vous
dans les librairies cette merveille « ce silence touffu de la langue qui sommeille, »
et ce cimetière où le nom revient en marchant entre les tombes…
#3 je viens de te lire et je connais le Malzieu, je connais les lieux dont tu parles et je sens là toute une matière à saisir pour toi de cette histoire familiale
je suis très émue et avec toi dans cette quête
Oui une histoire familiale qui remonte par bribes qu’il faudrait que je rassemble…
Merci pour vos lectures…
Les carnets de Bergounioux, leurs couvertures orange dans la bibliothèque. M’accompagnent également dans l’existence.
Superbe, le paragraphe qui commence par « Comme si les rêves cherchaient à édicter une vérité. »
et puis le feu, la transmission…
je te suis… page après page… moi aussi je veux que tu me racontes encore l’histoire que tu m’as racontée l’autre jour…
« Ma bibliothèque est comme un paysage » »Ce fut mon premier jardin » merci pour ces mots et oui, oui, oui pour Victor Hugo, à lire et relire, dedans-dehors. Bonne soirée.