Codicille : après Autobiographie comme fiction, j’ai eu envie d’approfondir en allant à un cycle précédent, puisque le système François en spirale le permet. d’abord attirée par Outils du roman, pourquoi pas remonter à la source, me suis-je dit, et me voilà au tout premier cycle, Sei Shonogun, rencontrée l’été dernier, occasion de reprendre le livre et de creuser cette approche des « choses ». partie donc pour décrire le « réel », je me suis retrouvée à ma surprise en plein imaginaire. j’aimerais pouvoir écrire des récits dont on ne puisse pas décider à quelle catégorie ils appartiennent. comme ce cycle ne figure pas dans les catégories, je me suis mise dans Chantier, je ne sais pas ce que c’est mais ça me va, si ça fout le bazar dites le moi.
Choses incroyables mais vraies
Le dytique bordé a un corps brun cerclé de jaune. J’ai eu la chance de pouvoir l’approcher après avoir partagé avec Alice le gâteau qui fait rapetisser à une taille de 44 millimètres. Quelle beauté, le dytique ! Ses élytres cannelées scintillaient dans le soleil, c’est ce qui m’avait attirée, j’ai plongé. Sans qu’un mot n’ait été prononcé, nos corps s’unissaient comme si de toujours connus de nous et de nous. Nageant de concert, nos corps s’effleurant avec délicatesse, ses fines pattes causaient sur ma peau des décharges électriques, jamais je n’avais éprouvé avec un amant un si pur plaisir. Et soudain, alors que je le chevauchais fièrement, je sentis son dos se soulever sous moi, nous volions au-dessus de l’eau claire ! Je recherche, depuis que j’ai retrouvé ma taille humaine, un homme pourvu d’un corps oblong, sans cou, et avec de gros yeux. J’ai publié une annonce à ce sujet dans le carnet rose. J’aurais dû connaître Grégoire Samsa. Dommage qu’il soit mort.
Une matière conglutineuse dégoûte. La bave d’un crapaud par exemple. Pourtant, il semblerait qu’un de ces batraciens ait été reçu, un soir, à la table d’une princesse. Les traînées de sa bave, luisantes, rivalisaient avec les motifs sergé-croisés de la nappe. Une princesse, si bien élevée, si raffinée, eh bien, vous le croirez ou non, elle l’avait invité dans son lit, après souper ! Dans l’alcôve tendue de rideaux bleus brodés d’étoiles. Dans le nuage satiné des draps roses et de l’oreiller où, toute honteuse, elle pressait son fin visage. C’est alors que le conglutineux s’était transformé en prince, et quel prince… le plus beau, le plus merveilleux. L’amour, bien qu’aveugle, décuple nos capacités de vision, comme le rayon de soleil qui transforme un bout de métal en étincelant bijou.
La noctule commune, son pelage brun-roux. Je me suis rendue chez mon coiffeur munie d’une photo de cette dame pour lui donner une idée de la couleur que j’aimerais pour mes cheveux. C’est que je suis devenue fan d’elle, jusqu’à vouloir me faire son look, comme ces hommes bedonnants qui se présentent en tant que clones de Johnny. Et je ne manque jamais l’occasion d’assister à un concert de ces musiciennes pendues par les pieds du crépuscule à l’aube, en automne. Leur musique, apparemment improvisée mais qu’une écoute attentive révèle bien structurée (à quand une œuvre inspirée des chauve-souris, comme Messiaen l’a fait pour les oiseaux ? Mais cela existe peut-être et que je n’en sais rien), composée de claquements métalliques parfois doubles, parfois simples, évoque des baisers échangés par des robots amoureux. Pas de micros, pas de murs d’enceintes, pas de tables de mixage. Les lignes mélodiques sont laissées à l’imagination du spectateur qui, debout sur la tête et tournant vertinigeusement comme certains danseurs hip hop, entre en symbiose, par la similitude de sa posture, avec les artistes. Le concert terminé, les spectateurs rassis en position habituelle, sur le derrière, le café est servi sous la futaie que troue les premiers rayons ; alors, ces dames s’immergent avec passion dans les cheveux de leurs fans, leur faisant un massage crânien qui littéralement explose les perceptions. C’est mieux que la mescaline. J’ai cru devoir donner toutes ces explications à mon coiffeur, en plus de la photo. Il a hoché la tête plusieurs fois en disant mm. Je suis ressortie avec des cheveux roses.
Choses en miettes
Il y avait des travaux en bas, c’était l’été dans les fenêtres grandes ouvertes, les ouvriers, tous des Africains, actionnaient plusieurs marteaux-piqueurs bruit effroyable, les murs tremblaient. Soudain un grand vacarme dans la cuisine, je me précipite : les portes du placard fixé au mur s’étaient ouvertes avec violence et deux piles d’assiettes avaient sauté sans parachute, le linoleum était couvert de tessons. Folle de rage, je descends, je tremble, je crie au contremaître, un italien dodu nommé Angelo : vous avez cassé toutes mes assiettes ! C’est la vibration produite par vos machines ! Effaré, il me regardait. Je l’ai traîné chez moi pour constater, il a tout nié. Mais sa voix n’était pas très assurée.
Le passé se présente toujours en miettes, c’est à la pelle qu’on le ramasse, comme dit si bien Prévert. À l’appel. Un puzzle à 100 000 pièces. À devenir fou. Tu es là, assis par terre les miettes te piquant le derrière, et rien ne colle. Il vaudrait mieux piler ces miettes dans le mortier en marbre gris pour en faire de la chapelure qui rend si croustillante la chair du cabillaud à l’éclatant blanc de marbre poli sous la croûte dorée. On dégusterait comme ça son passé avec un jaune d’oeufs, sel et poivre et la poele bien chaude, pommes-vapeur, une feuille de salade. Et le passé mastiqué (32 fois, comme 4 fois 8 mesures), inséré dans l’oesophage en bol alimentaire serait soumis au processus habituel, nutriments d’un côté, déchets de l’autre, déchets évacué d’un simple clic de chasse d’eau. Mais non. Tu t’échines à recoller les morceaux. Écoute. Jamais les miettes redevenir pain. Jamais le dentifrice rentrer dans tube. Si c’était à refaire, bien-sûr qu’on le referait puisqu’il n’y avait rien d’autre à faire quand on l’a fait. Alors maintenant, une seule solution : ramasser les miettes par poignées et les lancer en l’air à toute force comme au carnaval les confettis qui cèdent si gracieusement à la force de gravité.
Choses qui font plaisir
Se voir dans un miroir après l’amour est une chose adorable. On est plus belle que d’habitude, les lèvres sont légèrement gonflées, la peau est bien tendue, les yeux brillent, l’architecture du visage est magiquement équilibrée, on se reconnaît à peine. En même temps, les idées les plus brillantes se pressent en tourbillon de cerveau. Il est dommage qu’on n’est pas la tête à les noter. Car c’est par les femmes que le monde sera sauvé. Les solutions viennent toujours de là où on ne les attend pas. Alors couchons sur le papier les idées lumineuses qui surgissent après l’amour ; n’oublions pas le caractère transitoire, irréel même, de l’univers.
Les compliments font toujours plaisir. Si quelqu’un vous dit : vous avez un beau brin de plume, vous sous sentez gonflée à l’intérieur d’un bon petit soleil. Vous ne vous avisez pas sur le moment que si la personne a dit cela, c’est peut-être bien pour éviter de vous avouer que votre propos l’ennuie, ou qu’elle n’y comprend rien, ou que ce que vous racontez ne la concerne nullement. Mais peu importe les détails. Un compliment fait plaisir, jouissons en donc sans arrière pensée. Car le plaisir embellit et rend plus fréquentable que la douleur. La douleur des autres par contre, peut être un plaisir. Voyez comme les badauds s’agglutinent autour d’un accident de la route. Ceux qui se tiennent à une certaine distance restent tétanisés, les yeux fixés sur la scène du drame. Ils ont pourtant sûrement des choses à faire, des rendez-vous, des courses, mais non. Ils ne peuvent pas s’arracher. Certes, si vous les abordiez un micro à la main, leur demandant de faire part aux téléspectateurs de leur morbide fascination pour la jeune fille blessée allongée sur le bitume apparemment inconsciente, son vélo jeté à côté les roues en l’air, ils ouvriraient de grands yeux, ils seraient choqués, jamais ils n’avoueraient. Jamais .
Choses intolérables
Une précaution prophylactique peut être pire que le mal qu’elle prétend écarter. Dans le RER D où j’étais assise me rendant à Juvisy, un message détaillant les gestes-barrières, le masque couvrant le nez du menton, l’amende de 135 € en cas de non-respect, la limitation des déplacements à bord, l’obligation de présenter le pass, de ne pas tomber dans l’espace entre le train et la bordure du quai, de ne jamais tenter le train en mouvement… ce message de cinq bonnes minutes diffusé à chaque entrée des quatorze gares m’avait mis dans un tel état d’hébétude qu’en descendant à ma station, je tombai – en pleurs – dans les bras du contrôleur à cause du liseré rouge de sa casquette qui m’avait fait signe.
Choses qui remplissent le cœur de tristesse
une personne passionnément aimée autrefois vous est devenue indifférente. Vous l’écoutez parler avec ennui. Son charme s’est enfui. Ses parfums n’ont plus cours à vos narines. Son intelligence s’est comme rabougrie. Vous qui avez cru cet amour éternel. On dirait que votre cœur aussi s’est rabougri.
Être seule à la maison quand la nuit tombe en hiver. Le jour agonise de l’autre côté de la vitre et je n’y peux rien. La tristesse est aussi un sentiment d’impuissance. La main tendue que j’ai refusée. La promesse que je n’ai pas tenue. La confidence que j’avais prise à la légère.
Un homme est assis dans le métro, il dort. Il est vêtu misérablement. Un vieux sac très sale est posé entre ses pieds. Ses mains reposent, paumes en l’air, sur ses genoux. Monsieur, monsieur… Je dépose une pièce dans l’une de ces mains, il ouvre les yeux. Des yeux bleus, d’un bleu jamais vu, si intense et brillant. Foudroyant de douceur. Je me détourne et je descends, c’est ma station, c’est là que je descends.
Choses jolies à regarder
Un duvet blond sur un bras rond.
Un peigne en forme de cœur en plastique rose décoré à la pointe d’un petit brillant et dont les dents s’alignent le long des deux courbes supérieures (qui deviennent inférieures lorsqu’on s’en sert).
L’eau qui gigote ondulante dans le caniveau, vannes ouvertes par l’homme au balai vert.
Une vallée transformée en lac par le brouillard du matin.
Une dame sans tête qui lève au ciel trois bras noirs, sa poitrine un peu lourde, sa longue jupe finement plissée de la même couleur que ses bras qui se ramifient géométriquement sur l’acier du ciel. On ne voit pas ses pieds.
Un tout petit enfant qui tape à côté d’un ballon décoré d’étoiles bleues.
Les lignes invisibles tracées par les mouettes au dessus d’une péniche, le sillage de la péniche.
Le frémissement immobile des braises, la fourrure vive qui respire à l’intérieur du poële.
Un feu d’enfer dans une boule de cristal. À tenter.
Le nouveau livre qui vient d’arriver par la poste, blanc comme un gros gâteau à la crème, une cerise plantée au milieu en bas de la couverture, avec écrit dessus Le Livre de Poche (sur trois lignes), la partie gauche couverte de figures géométriques dont les éléments sont des signes de l’écriture : accents circonflexes pointes en bas comme des épines sur une tige (trois tiges, deux bleues et une violette placées en bouquet), accolade horizontale évoquant une balance dont les plateaux sont des crochets et qui pèse des étoiles vert pâle, trois roses des vents (deux vertes et une violette) disposées en triangle et dont les directions sont représentées par des points d’exclamation sans points et des piles d’accents circonflexes, celle du bas (la violette) en a accouché d’une plus petite posée à côté d’une étoile (toutes deux rouge vif), une autre accolade mais violette, ailes déployées et bec picorant deux grandes apostrophes enlacées dans le violet, une apostrophe brune, grosse et solitaire, cinq plus petites accrochées en toupie, un masque chinois composé d’accents circonflexes, de doubles points, d’apostrophes enlacées par couple et de points d’interrogation, une étoile violette, une étoile verte (toutes les étoiles sont de la même taille). En bas à droite, est écrit en minuscules brunes :
Le dictionnaire de référence de la langue française
Le français classique
ET le français contemporain
52000 mots
la partie du haut est occupée par des lettres majuscules, noires :
LE NOUVEAU PETIT
et au-dessous, des brunes, cinq fois plus grosses
LITTRÉ
C’est si joli qu’on en mangerait.
Choses véritablement effrayantes
L’alignement des produits sur les rayons d’une grande surface. Nourriture invisible, dématérialisée dans des emballages classés par taille, du carton du carton à perte de vue, la main fatiguée en saisit un et le lance dans le caddy où est assis l’enfant qui pleure, il a fait tomber par terre sa tétine, la main fatiguée ramasse la tétine et la lui fourre dans la bouche, il se tait. Rose malade du jambon sous sa cellophane, des yaourts et des yaourts sur tout un panneau, des bouteilles et des bouteilles, cette abondance empaquetée, cette redondance alimentaire dont la vie s’est retirée, carton, cellophane, plastique, et l’odeur de renfermé vaguement moisi de toutes ces denrées stockées, et la voix à peine pubère de la chanteuse en conserve dans les haut-parleurs, et les caméras qui pointent leur nez, et la voix faussement joviale qui annonce les promotions Vous n’avez plus que quelques minutes pour en profiter, et le morne désespoir qui hante ces allées remplie de clients supposés bien nourris et pas cher, 2 pack pour le prix d’un, la troisième pizza est gratuite, simulacre d’abondance, les yeux vides de la caissière, la dame qui s’impatiente parce que vous ne rangez pas assez vite vos articles, le parking désolé, caddies à la dérive, et les prix, vous avez vu les prix ?
C’est chouette. Cet univers m’est familier. Les détails de la rue et les lèvres gonflées des amoureuses. Et puis c’est drôle ton dytique… j’étais hantée par le dytique dans les cycles progression et faire un livre. J’en avais fait deux textes étranges. Je n’ai jamais prolongé… et mon dytique est resté dans son marais. C’est donc ici qu’il a atterri!
ding dong eh oui nous sommes des « vases communicants ».
un très grand merci… quel texte, et quel cadeau en retour… oui c’est bien le chantier dans le chantier, de pouvoir faire comme une fresque de toutes ces pistes accumulées…
chantier PAS interdit au public
plein de si jolies choses.
De si goûteuses miettes, ça sent le gâteau ! Merci pour ces amuse-gueules, envie de manger du plat suivant …
ah mais quel plaisir de vous lire et toutes ces choses si familières redécouvertes sous votre « brin de plume » 🙂 C’est une chose que j’ai souvent pensé à faire: revisiter Sei Shonagon, et puis jamais fait… et c’est vraiment magique, je retrouve ce charme particulier, à ceci près qu’on comprend tout puisqu’il s’agit de notre monde.