Nelly

C’est le seul visage dont j’ai un souvenir tactile; celui d’une joue qui avait la consistance d’un épais coussin de plumes et de l’envie gourmande qui me saisissait de la toucher, d’enfoncer délicatement mon doigt dans la mousse légère de sa peau poudrée. Désir inassouvi qui trouvait son exutoire dans le baiser obligatoire que j’accomplissais en oubliant la peur, toute entière mue par l’attraction de la peau rosée. Mon esprit ralentissait le mouvement et, centimètres par centimètres, la lente approche de sa joue révélait le réseau de cratères et de galeries, de sentiers qui couvrait la surface de sa peau ridée. L’alunissage de mes lèvres et le plaisir anticipé de ma bouche s’enfonçant en elle, s’enfonçant dans ma grand-mère, donnait au baiser protocolaire un caractère éminemment ludique et subversif. J’oubliais les yeux noirs qui me dardaient comme un petit insecte crucifié et la bouche pincée dans un pli qui contenait toute sa personne.

C’était moi qui jouait son rôle. Mon frère prenait celui de Tante G.qui conduisait la voiture. Pour la composition de mon personnage, c’était le visage que je travaillais. Bien sûr le sac à main, accessoire tenu fermement sur les genoux lorsqu’elle était assise sur le siège passager; mais seul le visage importait. Je reproduisais la grimace qui me fascinait, les lèvres qui se serraient, se pinçaient à un rythme régulier dans une sorte de mouvement de déglutition inachevé. Et par cette mimique qui avait pour fonction de remettre en place un dentier récalcitrant, j’étais elle, j’étais ma grand-mère, mystérieuse et imposante, aimée et crainte, dont je m’appropriais la bouche et toute la personne. Je me glissais en elle et me laissais transporter dans la voiture imaginaire.

Son portrait avait été peint sur un panneau de bois d’une trentaine de centimètres de hauteur. Au verso, la peintre s’était elle-même représentée et les deux visages, disposés tête bêche, partageaient la même gamme de couleurs. Lorsque l’on saisissait le panneau par le centre et qu’on le faisait basculer rapidement comme un jouet optique, on voyait les deux visages apparaitre alternativement et peu à peu se fondre. La persistance rétinienne fusionnait mère et fille, bientôt indissociables, rendues à leur magma primitif, au delà de leur impossible proximité.

A propos de Anne Vanweddingen

Formée au journalisme, travaille dans une société d'auteurs et d'autrices depuis longtemps, j'écris depuis toujours. Dans des cahiers à plumes, dans les marges, sur des papiers volants. Je cours, j'écris, je travaille. Je cours sur les bords du trou noir comme sur les rives d'un vieux volcan. J'écris mes aventures au centre de la terre.