A cause de la couleur des oignons roussis, de l’huile rouge des poissons nasses frits, du nacré des conques de lambis, de l’eau sombre au bord du quai, du fond noir de la piscine d’eau de source et des lapias qui faisaient l’attraction du Vieux-Bourg, je vois mon enfance comme une mer à traverser. Mais il y avait des rivages. Douce annonce d’amblé qu’elle n’a rien à donner. Elle partagera néanmoins un fruit, un feuillage ou un morceau de gâteau à l’ananas quand la visite touchera à sa fin. Partir de chez elle les mains vides serait sacrilège et inviterait le malheur dans sa maison. Je n’ai rien à te donner sous entend je partage cependant avec toi ce que j’ai. C’est la politesse et c’est aussi le rituel qui préserve l’équilibre du monde et son foyer de connaître un jour le manque. Dire bonjour avec des bises. Elles claquent dans les oreilles. Demander des nouvelles du corps. Il est là. Il tient. Il tient dur. Je vois de la misère et je ne suis pas encore morte. Soupirer en disant mon dieu pardon avant de raconter les dernières frasques de la voisine Alberta. Écosser des pois d’angole. Mettre les déchets dans un sachet plastique blanc et fermer avec un noeud serré. Garder la grande poubelle aussi propre que les employés de la mairie l’ont livrée. Laver le riz. Trois fois. Couper le bout des concombres et frotter jusqu’à produire une mousse blanche. Remplir la maison avec l’odeur des pois rouges. Mordre ses lèvres comme s’il fallait taire une parole. La bouche cousue. Suspendre les pelures d’oranges dans la cuisine. Interdire aux enfants de jouer avec le crochet de la porte. Séparer les cheveux des filles à grand traits droits et les frotter d’huile carapate. Se signer et demander pardon à dieu au moins 10 fois dans la journée. Égrener son chapelet de prières à la Vierge Marie au petit matin en écoutant radio Massabielle. Nettoyer les lentilles et enlever les petits cailloux restés dedans pour ne pas heurter les dents de l’homme dans la maison.
L’homme dans la maison s’appelle Estonnel. Il n’a de parole pour personne. Sa voix grave fait peur aux enfants. Il est en colère contre la vie, contre lui-même et contre sa femme. Il impose le silence quand il se met seul à table à midi. Femmes et enfants mangeront après. Tout le monde fait en sorte d’être invisible et attend qu’il parte seul à Grand Café pour joyeusement rapper le coco, préparer sorbet et doucellettes. L’après-midi a des odeurs de cannelle, de muscade et de zeste de citron. Un bol de riz au lait pour le dîner.
Le fils faisait sa tournée passant voir ses clients sans s’abaisser à klaxonner dans tous les chemins du Vieux-Bourg. Il pêchait en fonction de l’argent dont il avait besoin et n’avait jamais aucun mal à écouler le fruit de sa pêche. Se coiffer dans sa voiture devant le rétroviseur et laisser le peigne afro planté dans les cheveux toute la journée. Tenir un carnet illisible avec les ventes de kilo de poissons. Se marier après le service militaire. Jouer au foot sur la plage torse nu. Camper à Bois Jolan pour Pâques. Ramener à l’heure du goûter des crabes à barbe et les manger. Chasser la tourterelle et imposer à sa fille de les déplumer. Danser Baissez bas sur Tabou Combo dans des banquets décorés avec des feuilles de cocotiers. Fêter l’anniversaire de sa fille comme si c’était le sien. Faire une fête de tout, et de rien. La première communion. Le début des grandes vacances. Le passage en Guadeloupe de l’AS Saint-Etienne. Ouvrir une buvette. Etre fier de sa licence IV. Prêter de l’argent à ses amis. Se disputer avec sa femme. Ne pas lui construire une maison malgré la promesse. Refuser le divorce. Divorcer tout de même. Boire le rhum comme si sa vie en dépendait en frappant les dominos sur la table. Mourir dans une maison de retraite seul un dimanche.
Une rangée d’aster de toutes les couleurs longe la galerie en ciment. Les broyer dans les mains pour jeter au vent pétales et coeur. Se souvenir des papillons orange et jaune, les fesses sur le ciment tiède à jouer pichine.
Léonie monte et descend comme une femme folle la rue du Trois Chemin Vieux-Bourg. Toute la journée. Elle mord ses lèvres comme Douce. Il lui manque des dents. Elle est fière du mariage de sa fille. Elle tend à qui elle croise un carton d’invitation imaginaire. Si tu veux venir, viens. Si tu ne veux pas venir, ne viens pas.
Une parole cherche à jaillir. Je le sais parce que depuis peu je mords mes lèvres moi aussi. Je tiens au fond de mon ventre un cri comme Douce tenait son corps en voyant de la misère.
Ils sont tous enterrés au cimetière près de l’église en haut du morne face à la mer. Douce, Estonnel, le fils, mon père. Des vies à tenir le corps. Le tenir dur. Des vies à voir de la misère, ne pas mourir et puis mourir.
merci pour l’inauguration de ce cycle ! ça va donner la pêche collective !
Je n’ai pas utilisé le lanceur « à cause de la couleur ». La phrase « ici rien ne se pense tout s’accomplit » s’est imposée. Merci François pour cette belle proposition.
Merci Gilda
» Des vies à tenir le corps. » Précieux tissages. Merci.
oh lala « Mourir dans une maison de retraite seul un dimanche » (ça tonne et ça tonne, l’espace qui résonne dedans)
Merci Ugo, Jean Luc et Christine. Je vais retravailler la construction. Cette proposition m inspire beaucoup. La pratique des mardi rend l exercice encore plus instructif. Je sens que petit à petit je deviens plus sensible à la construction, à l aspect technique du texte. Je comprends mieux le travail d écriture et pas seulement livrer un texte comme il sort. Bref je rentre en travail, je rentre en littérature et c est grâce aux auteurs de Tiers livre, Christine, Françoise Renaud, et au magicien François. Merci tellement toutes et tous.
Les images sont très présentes, les odeurs, les couleurs, et créent une atmosphère qui emporte.
Merci Laure 🙂
quel beau texte
« mon enfance comme une mer à traverser « « des vies à tenir le corps »
Magnifique!
Beau texte, généreux, merci Gilda !
Je n’avais pas vu la première version. J’aime beaucoup le « Ici rien ne se pense tout s’accomplit… » dont tu dis qu’il s’était d’abord imposé à toi. Il en reste quelque chose dans cette version ou tu as tout refait ?
Merci Véronique 🙂 « Ici rien ne se pense tout s’accomplit » m’a servi de lanceur dans la première version. J’y étais très attachée avant de comprendre que je n’avais pas besoin de garder la phrase dans mon texte. J’ai réécrit le début afin de respecter la consigne et d’avoir ce mouvement « à cause de la couleur »… »mais ».
Merci Françoise 🙂
« Une parole cherche à jaillir. Je le sais parce que depuis peu je mords mes lèvres moi aussi. Je tiens au fond de mon ventre un cri comme Douce tenait son corps en voyant de la misère. »
La parole est un beau geste, Gilda ! Il fait chanter le ventre et ravive le sang aux lèvres trop longtemps pincées.
Merci Marie-Therese 🙂 Cette phrase est une des clés de mon écriture.
Plus que les couleurs, il y a des odeurs de cannelle, de citron vert, de riz au lait, d’huile carapate. On est à Grand-Bourg (c’est drôle parce que j’habite à quelques kms d’une commune qui porte ce même nom avec l’article « le » devant) et on frotte les chevelures des filles et on visualise l’homme qui mange avant tout le monde
« Bouche cousue », le leitmotiv bien sûr
J’ai aimé la déclinaison des verbes pour elle et le fils, ils sont déjà tous partis
On sent vraiment le territoire, là,
Très beau, je trouve, le petit paragraphe à propos des asters (une plante que j’aime tant…)
Merci Françoise. On est à Vieux-Bourg. J’ai beaucoup aimé cette proposition avec Annie Ernaux. Elle m’a de suite inspirée. Il y a aussi Grand-Bourg de Marie-Galante qui est un village avec des accents authentiques comme dans le fief de ma famille paternelle. Les deux villages se ressemblent beaucoup.
Merci Gilda pour ce très beau texte, très riche, des moments, des émotions. J’y étais.
Merci khedidja.
saveurs – et la seule à avoir introduit la parole, les expressions
Inaugurait et remplissait tous les aspects pour que cela vive
Merci Brigitte. La proposition m’a beaucoup inspiré.