Elle est assise en bout de table, la table en formica bleu marine, avec ses rallonges dont les rainures se remplissent régulièrement de miettes de pain minuscules qu’on peut gratter avec les doigts, en passant l’ongle de long en large, d’un bout à l’autre, lentement, presque nonchalamment, avec l’air de pas y toucher, avec les yeux perdus dans le vague et la bouche entrouverte sur de la salive qui ne se laisse pas déglutir tant on flotte. Mais on n’en perd pas une miette de ce temps qui passe juste pour dire, de ce dimanche à rallonge dans lequel il n’arrive rien que des répétitions de gestes et de secondes toutes pareilles. Elle est coincée là dans une bulle de temps. Elle le sent qui coule entre ses doigts, elle l’égrène, le compte et le palpe, il devient solide, le temps, il se donne à voir, il lui laisse le temps de le tenir un peu en main, le temps de le graver dans sa mémoire en dehors des gestes, des mots et des bascules : du temps qui passe juste pour rien. C’est celui-là qu’elle choisit de photographier derrière le flou de ses yeux, en continuant de gratter la rainure du bout de l’ongle, elle l’absorbe tout entier dans son mouvement économe, son petit rythme intérieur. Sa queue de cheval lui tombe sur les épaules, elle sent les bouclettes lui balayer la peau, suivre le tempo. Le coin de son œil les remarque à peine, surtout ne pas les démasquer ou le tableau disparaitra. A rester là, de marbre et comme ailleurs, elle a la sensation d’aspirer le monde tout entier. La totalité de l’histoire des autres et tout le temps d’avant. A petites goulées saccadées, figée dans l’importance de la tâche monumentale qu’elle est en train d’accomplir à l’insu de tous, consciente que quelqu’un ou quelque chose lui a confié un jour ce rôle et tient à ce qu’elle s’en acquitte le plus sérieusement possible. Il y a longtemps qu’elle ne s’en étonne plus, ne se demande que rarement pourquoi c’est à elle que la mission a échu. Elle entasse tout au fond d’elle des tonnes d’indices, d’histoires et de savoirs à trier. Ensuite, il suffira à son corps de se souvenir de l’instant où il ne se passait rien pour accéder au sens. Elle le sait, elle a déjà essayé, elle fait ça tout le temps, s’extraire. De temps en temps, la mère la surprend et fait remarquer à la ronde que les rêves de la petite font plus de bruit que la vie. Elle s’arrache à regret, regagne le présent, avale sa salive et laisse ses deux yeux faire la mise au point sur le bout du réel qu’elle est en train de traverser. Seule, malgré la présence des autres. A part. Décalée comme si elle connaissait la suite et hésitait déjà à y plonger l’orteil, demandant à y voir, encore, avant de s’y jeter. Pour l’entourage, ce n’est qu’une petite, assise en bout de table, qui s’ennuie sûrement et pousse de son ongle, les miettes et la poussière qui s’est accumulée sans qu’on y puisse rien.
je lis les 12 en cherchant ce que les 12 ont à voir avec la 12 car la 12 me turlupine et puis j’oublie comme avec ce texte où les miettes dans la rainure contiennent tout un monde, alors 12 ou pas 12, je ne sais plus j’aime ces miettes dans la rainure et le monde que ça tire…
Partir du corps, nous en parlions… et cette image des miettes dans la rainure, que l’on triture, juste ce qu’il faut d’un geste pour basculer dans son univers-à-soi, décalé, de rêves, d’injonctions, tout en restant attentif à ce qui se passe autour, pour tromper l’ennemi (!)… L’œil intérieur plus prégnant que l’autre, extérieur, juste là pour laisser croire aux autres ce qu’ils veulent bien croire… Et là il me semble que tu retournes quelque chose de la proposition finalement, reparlons-en ! Ce que je ressens : l’œil extérieur ne se contente pas de voir pour lui, il projette l’image d’une scène telle que les autres la voient, dans un miroir déformant en quelque sorte, puisque tout le monde est trompé, et c’est la gamine qui maîtrise tout ça. (pffff… oui, on en reparlera !)