N’y avait pas tant de traditions de cuisine familiale à part deux recettes de ma grand-mère destinées aux buffets de réception, pour lesquelles, en marmiton auquel on ne saurait confier d’initiative, je devais dans un cas hacher interminablement des viandes variées, dans l’autre piler des noisettes, et les plats qui en résultaient étaient hautement civilisés, fondants dans la bouche et d’une insipidité ennuyeuse, cependant, tout de même, puisque le temps où toute maîtresse de maison devait avoir l’aide d’une cuisinière ou d’une bonne était passé et qu’elle s’était mise à la cuisine, elle me confiait le soin de tourner la cuillère en bois dans la casserole, de faire mousser le beurre, la farine, d’incorporer du lait à ce roux refroidi, de remettre sur le feu, enfin de faire une béchamel, de la laisser épaissir, et au début de ma vie indépendante et démunie cette nourriture molle, douce, tendre, onctueuse, capable de faire d’un bout de légume un plat qui me réconfortait et m’emplissait de douceur comme une idée de lait maternel, a été ma base – avec une petite tricherie, je remplaçais le beurre par de l’huile – et je la déclinais selon l’état de mes finances ou les occasions en fausse Mornay avec un bout de fromage ramené d’un repas familial, en une très lointaine imitation assez bizarre et pas franchement agréable de la Nantua en y incorporant des têtes de crevettes pilées avalant le résultat avec componction puisque j’avais décidé que c’était fête, en ajoutant d’autres fois deux cuillères de yaourt, des oignons revenus avec la farine pour napper des œufs durs, ou une petite cuillère de sauce tomate, sublimant ce qui se trouait là dans mon assiette par la lecture, assez attentive pour que l’idée des saveurs corrige celle de mon brouet, de recettes inaccessibles : Soubise, sauce Normande, fonds bruns, sauce espagnole ou, chez Alexandre Dumas, sauce à la genevoise malgré le vin rouge mais à cause des oignons du thym des épluchures de champignon de l’ail et du persil, béarnaise avec son petit goût légèrement vinaigré sans rapport avec ce qu’on achète en bocal, sauce Robert à cause de Rabelais et parce qu’elle est tant salubre et nécessaire, sauce tortue qui bien entendu ne contient pas once de tortue mas de la sauce espagnole du Madère du poivre de Cayenne et d’autres ingrédients soigneusement traités, sauce au suprême dont le nom emplit la bouche, la difficile sauce hollandaise que j’ai réussie une fois dans ma vie, le grand aspic, mais la recette de la grande sauce qui prend deux pages, en faisant tourner du veau en glace et autres choses du même ordre, me décourageait, et je ne pouvais en deviner, même en me trompant, la saveur. Et puis l’âge venant n’ai plus touché à la cuisine jusqu’à cette fin de vie où je n’ai plus droit aux crudités, aux feuilles de salades sans assaisonnement et où je cuis un minimum le poisson au lieu de le manger cru, mais j’ai gardé la jouissance des étals et un goût immodéré pour les livres ou émissions de cuisine, m’en régale et me sens par contre totalement décontenancée et silencieusement méfiante devant une cuisine soignée.
image © Briitte Célérier – Avignon
Ravie de lire toutes ces sauces Brigitte…bravo
Ah comme j’aime cette fausse Mornay. Vous êtes toujours surprenante
merci Marie-Caroline
Christian, ça ma cuisine est surprenante
oui, on est vraiment sur cette frontière où chaque notation ouvre autant sur les usages sociaux et les personnages que sur l’art de la cuisine même… ô jouissance des étals et goût immodéré pour les livres, il aurait été dommage que ce texte ne vienne pas à nous !
merci… et tout le monde saura que suis aussi mauvaise convive que mauvaise cuisinière, mais hautement gourmande
un régal ces sauces. et très jolie la petite marmiton qui pile des noisettes…
🙂
Etonnant comme la grand mère réapparaît quand on parle de cuisine… merci Brigitte !
Françoise ai fait ma philo (enfin ai habité pendant ma classe de philo) et mon année d’archi chez elle (incompatibilité d’humeur avec Toulon, les religieuses et chat et chien avec ma mère, en digne fille ainée et ado pénible)
Quel texte, Brigitte ! J’avais cru que vous renacliez au départ et m’étais sentie oh combien solidaire moi qui clame ne pas aimer cuisiner et c’est de mère en fille la même affirmation, mais très longue histoire d’amour et exception pour la sauce béchamel que nous appelons sauce blanche dans ma famille et avait grand mérite à faire passer tout ce qu’on n’aime guère. Merci pour ce texte qui habille cette béchamel de toute votre créativité qui, je le constate, déborde du domaine de l’écriture ! Jouissif.
je dirais bien ma soeur Anne si je n’en avais déjà une 🙂
à (ah…!) toutes les sauces… (œuf mayo, non ?) (magnifique)
pas parler d’oeuf mayo ce matin please (migraine et écoeurement) – plus sérieusement jamais aimé beaucoup… étais plutôt oeuf la tripe en bonne petit fille lyonnaise