Sans compter le danger potentiel qu’il y aurait à se retourner, à regarder derrière soi, mais à 58 ans, a-t-on encore la souplesse nécessaire pour tourner le cou quand le bras gauche est tendu vers l’arrière, légèrement laxe, agrippant avec moiteur le caddie, on lui a pourtant dire de se redresser, qu’elle allait devenir bossue comme sa mère. Mais elle n’a plus eu le loisir de penser à sa verticalité corporelle depuis longtemps. Elle se tasse, elle se tasse et c’est ainsi, elle a entamé depuis quelques années maintenant cette courbure sur soi des gens qui ne peuvent plus aller VERS, qui ne peuvent plus lancer leur sternum EN AVANT, toute confiance DEHORS. Elle est traînée par le réel, elle est embarquée presque malgré elle vers l’avant, si l’on regarde bien les fils invisibles de sa marche, là, ici, sur un plan horizontal, on voit très bien cette peur devenue surdité choisie. Choisir de devenir un peu bête, une bête. D’abord, il faut rabattre ses oreilles sur soi, ne plus rien entendre des autres, et de soi comme un autre autre : en espagnol, « entender » c’est aussi « comprendre ». Elle bâtit une coquille autour d’elle, plus ou moins inconsciemment – l’inconscience est elle-même un effort – elle s’enroule en spirale, s’abandonnant enfin à la laxité de son dos, tant d’années d’efforts à lutter contre la gravité, elle n’en peut plus de cette pesanteur de l’air. Il paraît qu’on l’oublie, la pesanteur, tu parles elle n’oublie rien du tout, sur ce plan-là du moins ; ça pèse, et tous les jours un peu davantage. Ça pèse, et son bassin calcifié, comme saisi d’étonnement, ne souhaite plus rien du tout en général, et certainement pas très en particulier lancer une jambe vers le déséquilibre d’une marche. Oh, si, il y a bien un désir : devenir stalagmite, « aucune douleur, aucune pensée », une statue produite sans modelage, juste avec l’effort du temps, mais comme ce dernier a contribué à sa situation, eh bien il peut l’entraîner un peu plus maintenant, ça n’est pas un si gros effort de sa part. S’arracher le masque, nier la scène vitale, effacer les verbes de sa besace syntaxique, s’en sortir avec quelques noms communs et les deux auxiliaires. Plus tard, dans une décennie, il y aura une canne, et surtout un taxi pour transporter le caddie, et une passion linguistique pour les subtiles variations autour du temps qu’il fait. Elle s’étonnera alors du retour de chaque saison, et de ce que l’eau ça mouille, et de ce que le soleil ça chauffe, et du sourire un peu exaspéré de l’interlocuteur auquel elle confiera, enthousiaste ou abattue, c’est selon, sa découverte. Mais peut-il y avoir quelque chose de plus important pour un gastéropode que la météo à hauteur de sol ?
Quelle sensation de calcification !
Merci Laure !
hum, ça fait froid dans le dos. Calcifié ou non. on y est complètement, dans la coquille.
Merci de votre retour Catherine 🙂