MOUCHOIR

-1-
Carré de coton.
Repassé, plié en quatre, bord sur bord.
Mouchoir serré dans la paume.
Petite pièce de papier ou de tissu dont on se sert pour se moucher, s’essuyer les yeux etc…
Pas pour se moucher, pouah !
Tissu, papier, etc…etc… » ! le Larousse expédie le mouchoir !) dont le dessin forme un assemblage de grands carreaux analogues aux mouchoirs à carreaux.
Damassé mais clair.
Surtout pas de grosses et moyennes et fines rayures formant des carreaux.
Pour enjamber les cauchemars.
Franchir les nuits.
Pas de mouchoir sale au fond d’une poche sale pris par une pogne sale.
Propre et sans plis.
Pas d’usure ni de trous.
Blanc, fait de bon drap, surpiqué, ourlé très fin (roulé au bord), assez grand.
Bleu clair ou rose pâle : à la rigueur.
Ni dentelle ni broderie ni vert bouteille ni bordeaux ni gris.
Sous l’oreiller toutes les nuits.
Tous les oreillers.
Dès qu’il y a nuit, il y a mouchoir.
Dans les balbutiements du langage : le Mi. Un Mi.

-2-
Carré de coton.
Dans la paume. Serré.
Vient de mucus : écoulement nasal.
Pas pour se moucher, pouah !
Pas pour se débarrasser de ses mucosités en soufflant.
Pas de morve séchée collée au fond d’une poche, pas de bactéries de pus de liquides verdâtres ni d’eau ni de sueur d’aisselles ni de sueur de front ni d’entre les seins.
Pas un objet parfumé perdu par une femme, cliché, ni un triangle dépassant d’une poche, cliché, ni un déplié à carreaux sous une casquette, ni un carré brodé d’initiales ton sur ton.
Ni dentelle ni broderie ni vert de gris.
Arrimage pour toutes ces nuits de vie à traverser comme on traverse des forêts,
par nécessité de traverser.
Pour enjamber les fantômes, les labyrinthes d’eau et de feu, les voleurs et les rôdeurs.
Ce n’est ni masculin ni féminin, c’est blanc, un carré blanc, neutre.
Bleu clair ou rose pâle, à la rigueur.
Surtout pas de grosses et moyennes et fines rayures formant des carreaux, soulignant le carré, lui donnant des allures de serviette de table, voire de torchon.

Ce n’est pas un substitut du dénommé kleenex, t’as pas un kleenex ? Oui j’ai un kleenex, le mot laid comme l’objet, un minuscule carré de papier jetable qui s’effiloche qui se délite qui traîne sur les quais, dans les fourrés, le long du lac, au bord des routes, autour des cendres de bivouacs, au pied d’une chapelle, sur les voies ferrées, dans les salles de classe.

Sous l’oreiller des colonies, berceau, sac de couchage, hôpitaux, chambres conjugales, hôtels, lits d’amis, dès qu’il y a nuit : le mouchoir.
Longtemps après le balbutiement du langage.
Le Mi n’est plus un Mi.
C’est un mouchoir.
Discret.

-3-
Blanc, découpé dans du drap de coton,
Un carré surpiqué ourlé fin,
Repassé, plié bord sur bord.
Pas un amas de tissu collé par des humeurs séchées.
Pas de carreaux vert-bouteille de bordeaux de jaune pâle de bleuets ou de roses.
Pas un objet parfumé, ni triangle dépassant d’une poche, ni déplié à rayures, ni carré brodé d’initiales, pas de traces sociales, pas de compromis : blanc.
Pas d’autre usage que celui de franchir les nuits.

Ce n’est pas un substitut du kleenex, et le mot dépasse mal, il blesse, laid comme l’objet, le minuscule carré de papier jetable qui s’effiloche qui se délite qui n’a de la tenue que dans son sachet de plastique, même s’il est parfumé coloré damassé étoilé, qui souille les quais, les salles de classe, les jardins, les bords d’étangs, les feux, les chapelles, les voies ferrées, les fourrés.

S’accrocher au mot qui dépasse mieux, par exemple neutre : ni masculin ni féminin, le mouchoir, d’abord balbutié Mi, n’a pas de genre, n’est relié qu’à coton/carré/ repassé (mère) (couture) (transformation).
Par exemple nuit, mais attention c’est un mot (très) bien fréquenté. Donc le prendre simplement: le mouchoir serré dans la paume, viatique pour le franchissement de la nuit. Viatique dépasse trop, pompeux.
Arrimage pour toutes ces nuits de vie à traverser comme on traverse des forêts, par obligation de traverser là où ça rôde, ça repère votre pas, ça vous guette.
Ça entend votre pas: hiatus faisant aspérité. Donc ça repère votre pas.
La main saisit le mouchoir à l’instant où l’on se tourne, non pas vers le mur mais vers soi et le noir. Vers les fantômes, les labyrinthes et les orties.
C’est un minuscule sous l’oreiller, un rien surpiqué que personne ne sait.

Ce soir la montagne est rose.
Les martinets crient et la sirène des pompiers.
La sirène des pompiers : trop de son.

Ce soir la montagne est rose et les martinets crient.
Martine écrit : Non !

Ce soir la montage est rose : ça se suffit.

Ce soir la montagne est rose.

Rose pâle. À la rigueur.

-4-
Carré de coton.
Blanc.
Plié en quatre, bord sur bord.
Ni carreaux ni dentelles : drap.
Ni masculin ni féminin : neutre.
Vierge des scories et des broderies.
Surfilé, ourlet roulé fin.
Propre, repassé, plié.

Viatique pour toutes les nuits.
TOUTES.
Celles des morts, naissances, unions, désunions, départs, franchissements cauchemars et temps perdu.
Le mouchoir, carré de coton blanc plié.
Le carré non jeté dans les fourrés les salles de classe les ponts les voies ferrées.
Gardé sous l’oreiller.
De bébé à vieillard, le mouchoir.
Mais discret, secret.
Dans la paume, serré.

Cris des martinets, l’heure avance vers l’instant du lien, du saisissement, de l’arrimage. L’ancrage on voudrait bien, mais on n’y arrive pas.
C’est le saisissement de quelque chose qui doit toujours avoir lieu.
La tentative de saisissement,
À l’heure de la montagne rose.

-5-
Carré de coton.
Blanc.
Plié en quatre, bord sur bord.
Issu d’un drap, surpiqué, ourlé très fin (roulé au bord).
Dans les balbutiements du langage : le Mi.

Ni scories ni broderies
Ni carreaux ni rayures
Ni roses ni bleuets.
Propre, plié, repassé.
Pas jeté dans les salles de classe les lacs les ponts les voies ferrées les escaliers.
Gardé sous l’oreiller, tous les oreillers.
De bébé à vieillard, le mouchoir.
Discret, secret.

Toutes les nuits dans la paume serré.
Tentative d’enjamber la nuit sans fantômes ni labyrinthes rôdeurs eau feu forêts.
Tentative de s’arrimer.
De saisir ce qui traverse sans être traversé.

Dans la sueur de la paume,
Tentative froissée.

A propos de Valérie Mondamert

J'anime des ateliers d'écriture dans les Alpes de Haute-Provence depuis dix huit ans, (DU d'animateur en atelier d'écriture en 2006, à Marseille), je suis prof de musique et je mêle avec joie les deux fonctions. J'ai publié des récits.

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