mot du jour – Lecteur

Lecteur

Les premières notes d’un nouveau disque glissé dans le home cinema se déploient toujours en feuilletant le livret, moins pour les paroles, surtout si la langue est étrangère, que pour la scénographie des textes et des images. Ce goût-là vient certainement des pochettes des vinyles de Tonton Ben, tournées et retournées pendant qu’il allumait les quatre énormes enceintes – lui appelait ça des baffles, mais ce mot, qui d’ailleurs a disparu du langage courant, est en fait un terme technique désignant le « panneau sur lequel est monté le diffuseur d’un haut-parleur et qui permet de séparer le rayonnement de la face avant du haut-parleur de celui de la face arrière » (sans compter, à l’arrière d’un sous-marin, un dispositif utile à la bonne réception des sonars appelé cône du silence) –, les amplis, les platines et son petit univers de lumières (stroboscope, projecteurs, boule à facette, spots multicolores agencés en étoile, et tubes néon battant la mesure, flashs qui claquent, et l’ampoule à ultraviolets dont les pigments fluorescents déploient un spectre de lumière noire), en attendant le contact du saphir sur la peau noire, lisse et brillante au bord du disque, le petit crépitement. Aujourd’hui, le disque compact, avalé, n’émet qu’un léger bourdonnement aigu. Mais le livret, lui, c’est la une pochette démultipliée. Elle aussi s’est compactée, mais il y en a une pour chaque chanson, et même plus. Des pochettes qu’on feuillette. Et le lecteur tourne.

Il y en a eu plusieurs. Le premier, pour une communion, c’était un tourne-disque tout plastique orange. Il y a eu aussi un lecteur CD qui sautait à chaque pas, une mini-chaîne qui émettait des bruits de frottement, un lecteur DVD avec une molette de son lumineuse qui dessinait, dans le noir, un disque bleu intense, un lecteur MP3 qui ne sert à rien. Mais le meilleur, c’était le Walkman. Un vrai, pas un de ces lecteurs de cassettes qui finissait par s’enrayer et dont le boîtier ne fermait plus, ou ne s’ouvrait pas. Un petit appareil tout plastique noir, lisse et brillant, qui ronronnait, et avec lequel on pouvait courir. Et jouer du clavier avec ses trois touches pour écouter la musique en accéléré pour changer de morceau, en sens inverse pour le rejouer, les sonorités aiguës renvoyant les guitares abrasives à du ukulélé hystérique, la voix du crooner aux cris de ses fans. En avant, en arrière, en avant, en marchant, en courant, en arrière, en arrière, en sautant.

On enregistrait des compilations avec le lecteur-enregistreur de Tonton Ben, situé entre les deux platines, à l’avant de la console. Mais où se trouvait la chanson, derrière le rideau noir des étagères ? À quel niveau, et dans quelle valisette ? La cuir rouge, la bleue, la vert clair ou vert foncé ? AC/DC, c’était la rose. Et dans quel album ? On en sortait un, on jetait un œil sur la pochette et la track list derrière, on le rangeait. Et les disques montaient et descendaient, comme ça, le glissement des pochettes émettant un léger souffle, sous l’œil exorbité d’Eddie.

Les cassettes se trouvent aujourd’hui rangées avec les vinyles, derrière le rideau noir. Certaines, auront été jetées. D’enregistrements en réenregistrements, ou livrées au soleil sur le tableau de bord de la voiture – le vieux lecteur de la petite Fiat Uno, qui déroulait les bandes au lieu de les lire, aura surtout servi à écouter la musique du lecteur CD, branché avec un cordon à prise Jack bien court : dans les virages serrés, pris trop vite, le lecteur renversé pendait –, elles ne parvenaient plus qu’à mâcher et remâcher le ressac spectral des mélodies et des voix. Est-ce que ça a été le cas de cette espèce de boys band qu’on allait écouter à part soi en courant à la rivière, l’été, sur le pont de pierre, à l’ombre de la rangée de peupliers, ou en sautant par la fenêtre du chai, en s’y enfonçant, jusqu’à pénétrer dans une des citernes qui pouvait bourdonner, le son du casque monté à fond ? La chanson phare, nerveuse, c’était Step by step. Et il y avait celle d’un autre groupe, à trois, qui s’élançait doucement, voix haut perchée, en faisant If I could find words… On chante en même temps. La citerne résonne. Ou du soleil, du vent dans les feuilles. Et quand c’est fini on recommence. On rembobine.

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme pas fait exprès).