monologue A : Faudra que je me tire d’ici, un jour ou l’autre faudra que la mer tout autour tôlière geôlière nous encerclés en prison à ciel ouvert je me tire et voilà. Friture friture le filet à remmailler, le poisson y en a de moins en moins. De moins en moins de toutes façons, ils le disent ils le répètent tous les matins quand on revient, si on revient. On est jeune et après on est vieux, c’est la volonté de Dieu comme dit la mère, la volonté de Dieu… c’est la peur qui est en eux. Pourtant courageux les hommes d’ici mais moi, j’aurai l’autre courage, de partir, vers l’inconnu de l’autre côté de l’eau, c’est ce courage-là que j’aurai. Je ne suis pas comme eux, pas comme eux. La moto, on pourrait la mettre sur le bateau, le grand bateau qui vient pour les provisions toutes les la moto, le vent que ça fait, frais, quand on roule vite, à tressauter sur la route défoncée semaines que Dieu fait, toute la vie faudrait la passer à attendre ? Attendre que les filets se remplissent, qu’ y en a de moins en moins, ils disent tous, disent et redisent le vieux refrain, et qu’y a rien à faire. Rien à faire qu’à endurer et attendre, c’est la volonté de Dieu, vieil imbécile, c’est eux qui l’ont inventé. Par lâcheté. Pour rien changer. Alors, tu veux toujours partir, qu’il m’a dit, le vieux, c’est comme ça pouce pointé vers le type qu’est allongé contre le rebord de la fontaine, mais il lui tourne le dos que tu finiras mon gars, tu vois ça ? Tu vois ? J’ai voulu répondre, mais mon frère m’a serré le bras comme depuis qu’on est tout petits, il fait ça quand moi je veux parler, dire ce que j’ai à qu’est-ce-qu’il a qu’est-ce-qu’il a dire, alors je me tais, pendant des jours, on ne tirera rien de moi pourquoi es-tu si têtu, dit la mère, qu’est-ce-que tu as dont dans le sang elle le sait mieux que moi, ce que j’ai dans le sang et mes yeux, mes yeux pâles, d’où qu’ils viennent, de il a pas des yeux d’ici qui ? La moto sur le bateau qui doit bien y avoir moyen de s’arranger, j’ai pas peur de travailler jusque là-bas, de l’autre côté de l’eau, et puis roule, mais non, il veut pas, il a dit non, c’est non, mais moi je assis sur les rochers à regarder la mer, à l’écouter, furieuse des fois furieuse comme ma colère à moi, je ne suis plus que colère sais aussi dire non.
monologue B : Mais que c’était lourd l’eau, à mes bras, les vagues qui me submergeaient, chaque fois je pensais c’est la dernière. Et le froid. Et l’obscurité. Quand mes pieds ont senti le fond, les galets et les algues sur les galets, et moi vivante, vivante, où j’ai pris cette force, comment j’ai fait, cette force, au-delà, au-delà de ce qu’on peut savoir ou comprendre. Rebelle, disait ma mère. La vie ne vaut rien. Grillages, barbelés, lambeaux de peau arrachés, corps piétinés, sur la frontière la vie ne vaut rien. Ma mère, ses douces mains. Sur ma tête. Pourquoi es-tu si têtue ? Le jour du mariage, j’étais pas d’accord. C’est comme ça chez nous, ceux qui ont se servent de ceux qui n’ont rien. Un homme qui buvait beaucoup, vraiment beaucoup, et après c’était les coups, les coups de poings et l’eau bouillante qu’il m’a jetée. Les cicatrices sur mes bras, sur mes seins, elles sont en train de partir. C’est comme ça le mariage, faut supporter. Mais je suis partie. L’Europe. La liberté. On étaient entassés dans le camion avec le désert à traverser, on m’a donné un numéro, j’avais plus d’identité. Onze types sur elle, la fille, dans les toilettes du restaurant, au bord de la route. La frontière m’a desséché l’âme. Dévorés, ceux qui sont morts en chemin. Et moi, morte-vivante, je ne suis plus rien, mon nom même je l’ai oublié, le nom de mon père, celui qu’il m’a donné. Dormir, juste dormir. Plus la force de bouger. Plus rien.
monologue C : j’aime bien regarder en coin, regarder en coin c’est regarder droit devant mais en ouvrant les yeux si grands qu’on voit sur les côtés, regarder en coin et personne ne sait qu’on voit sur les côtés et ma figure qui s’élargit de chaque côté je pêche je pêche les choses que normalement on ne voit pas quand on regarde tout droit – quand maman me voit elle me dit arrête de faire l’idiote – mais là, maintenant, dans le renfoncement de la porte elle me voit pas, elle est en haut dans la maison elle me voit pas. Il fait presque noir maintenant il y a un sac noir un gros sac contre le rebord de la fontaine, c’est défendu d’approcher du sac elle a dit, ça donne des maladies, un sac à linge noir avec deux boutons blancs, s’il pouvait voler, il me porterait, moi à cheval sur le sac noir tout noir, les filles ça les fait rire cette histoire, j’ai une idée j’ai une idée, on irait faire une ronde autour de la fontaine à nous quatre on irait courir autour de la fontaine de plus en plus vite de plus en plus vite en criant sorcière sorcière au sac noir sorcière, le plus fort qu’on pourrait, avec les grimaces les plus horribles, jusqu’à ce qu’il s’envole, le sac, comme un gros oiseau noir et nous, on lui monterait dessus.
monologue D : Mes petits rideaux en dentelle, bien blanc bien pimpant le paysage qu’ils dessinent : je les ai lavés ce matin. Pas la peine de les écarter pour voir ce qui se passe sur la place, je vois tout, je sais des choses que si je les disais, ça ferait du grabuge dans le village. Je l’ai vu arriver, le nègre, et s’affaler sur le rebord de la fontaine. Une fontaine aussi vieille que ce village, que on sait même plus quand ils l’ont construite. Et elle est à nous, cette eau, et il y a trempé sa face noire, et il en a bu, le salaud. Et l’autre, la Maria, qui vient lui apporter du pain. Et de la soupe. Elle est donc si riche, qu’elle a de la soupe en trop ? Elle qui lave le linge des autres. Toujours fourrée à l’église, une sainte, c’est ce qu’elle se croit. Une sainte, mais oui c’est ça. Et son fils, le grand échalas qu’a les yeux pleins de vide, des yeux comme ça ne se fait pas, et qui sait rien faire de ses dix doigts. Neuf mois avant sa naissance, justement, il est venu un étranger ici, tiens donc, avec des yeux comme ça, des yeux qu’on dirait en verre, du bleu des chemises de l’homme, à force de les laver. Et puis, il y a eu la grande tempête et le mari, il était seul sur son bateau, il s’est perdu. Elle était enceinte, à ce moment-là, la Maria. L’étranger parti, le mari jamais revenu. C’est pas bon pour un gars de grandir sans père pour le dresser, ça donne rien de bon. Ça donne un échalas toujours à rêvasser assis sur les rochers. Le voilà qui s’est couché contre le rebord maintenant, faut croire qu’il va dormir là, devant tout le monde, au beau milieu de la place. Ça doit être plein de vermines, plein de maladies, et on laisse ça là, qu’est-ce-qu’ils attendent, les hommes ? C’est quand même pas à moi de -Maria-Theresa, où est ta soeur ? – En bas, elle joue avec la poubelle, tu les entends pas ? – Avec la poubelle? Faut pas jouer avec ça, c’est défendu, c’est à la municipalité, fais-la remonter, tout de suite. La gamine, je lui en ai collé une, attends voir que je te coupe les mains, à toucher à ce qui n’est pas à toi, petite voleuse, la poubelle, c’est pas pour jouer avec, c’est à la municipalité. Va te coucher.
Poignant.
c’est un sujet qui me hante, Louise. merci pour le retour.
j’en connais peut être qui ont vécu similaire expérience, je sais seulement qu’ils ont traversé et que pour certains en ont gardé peur de l’eau qui met longtemps à être vaincue…
aime la polyphonie des voies ici
aime sur le PDF tout le début (les cinq premières pages, pas le temps maintenant d’aller plus loin
Bon, en ce qui concerne les monologues, ils se sont beaucoup transformés avec l’exercice « expansion » – contrairement à toi, j’ai du mal à développer. mais ça s’arrange avec ce travail, il y a des barrières qui cèdent. merci d’avoir lu.