J’ai encore la sensation d’être sur le dériveur quand ma mère vient me chercher pour qu’on aille prendre l’apéro chez Marguerite. Mon père nous rejoindra. Pendant le trajet en voiture, une bonne fatigue m’envahit. Toute la bande habituelle est là. Un verre de Ti Punch à la main, les conversations se mélangent dans l’air. Mon père arrive, il a l’air bien fatigué lui aussi. Il passe près de moi et m’ébouriffe les cheveux. Il me raconte sa journée de pêche et je lui dis que j’ai barré seul le 4m20. Il fait une moue admirative. John, le professeur d’anglais fait son petit numéro de chien tout fou parce qu’il part pour quinze jours rejoindre son copain à New-York. Ne pas s’associer à la fine équipe se moque gentiment de lui. C’est reparti pour la plainte concernant l’arrivée des conseils de classes de fin de trimestre. Les voix se crispent et s’accélère. Est-ce la fatigue ou autre chose? Je me sens étranger à tout ce qui se passe. Mon corps soupire imperceptiblement. Aucune des discussions entre adultes ne m’atteint. J’écoute à peine. Sur une terrasse proche, une chaine Hi-Fi joue Thriller de M. Jackson et la chorégraphie du clip me revient en mémoire. Isoler dans le jardin, mon corps s’agite et se déhanche. Ce début de soirée est très calme mais je ne m’ennuie pas vraiment. Un sourire passe sur mes lèvres quand les autres rient. Les biscuits apéritifs, le boudin antillais et les acras de morue remplissent petit à petit mon ventre. Excellents ces acras comme toujours. Un tableau haïtien attire mon regard, je m’approche. C’est un paysage pastel remplis de fines silhouettes qui cueillent des fruits. Mon corps se projette dans cette situation paisible loin de la crispation que je sens monter en moi. Je voudrais être ailleurs, regarder la télé ou lire une bande-dessinée. Mon corps rêve d’être tranquille et allongé dans le lit. Voilà à quoi j’aspire. L’une ou l’autre fois, je fais semblant de m’intéresser à ce qui se dit. Ce que je redoutais arrive: l’apéro se poursuit en repas car Marguerite avait un Migan de fruit à pain sur le feu, l’odeur nous a alléché pendant le repas. Mon corps gavé d’apéritifs, limite écœuré, n’a plus faim. Pour cacher mon dépit, je mets la table pendant que les adultes débarrassent l’apéritif et finissent leurs verres. Le brouhaha de la pièce d’à coté bruisse dans mes oreilles fatiguées des méfaits du principal du collège en prend à nouveau pour son grade. Mon père, d’habitude très détaché, entre aussi dans la danse et ajoute son grain de sel. Je sens l’amertume et la lassitude pointer dans les phrases sans comprendre ce qui leur pose problème. Alors que ces échanges durent en longueur avec les anecdotes négatives des uns et des autres, mon corps se met à trembler. En attend que le repas commence, j’allume la télé pour essayer de me calmer et je regarde les premières minutes de l’émission de variété Champs-Elysées. Ma mère me rejoint pour regarder Julia Migenes-Johnson chanter Carmen. C’est sa chanteuse préférée. Mon père est sorti fumer dans le jardin. Comme souvent, il semble ailleurs. Mon corps se voit en train de taper avec ses poings contre le canapé.
Nous voilà tous à table à déguster le Migan. Marguerite est une cuisinière hors pair. Elle adore préparer des repas pour les partager avec tous ces amis. L’alcool aidant, les esprits s’échauffent et la politique s’invite à table. Chacun y va de sa critique contre Valéry Giscard D’estaing et de ses pronostics pour l’élection présidentielle. Le vin m’a monté à la tête et je lâche soudain -mes premiers mots de la soirée qui ne soient pas de la politesse: « il faudrait du changement. Avec Mitterand, on serait sûr que les choses bougent un peu! » Après un petit moment de stupeur, Marguerite et John se déchaînent contre la gauche et la dérive communiste à venir, l’absence d’ordre et le chaos dans les rues, l’échangisme à tout crin et la multiplication des divorces, l’économie en berne et la fuite des capitaux à l’étranger… j’en passe et des pires. Malgré de nouveaux tremblements dans tout le corps, le déchainement qui a suivi ma petite phrase stimule mon argumentation. Je leur parle de liberté vraie, de prises en compte de préoccupation des jeunes, d’ouverture culturelle sur des choses plus modernes et de respect des droits de travailleur face au logique de profit sans limite, l’être humain plus que l’argent,… Mon père sourit sans rien dire. Ma mère surenchérit. Marguerite clôt la conversation en disant que ce n’est pas la peine de s’énerver et qu’elle va chercher les glaces pour le dessert. Dans un geste de fierté, ma mère pose sa main sur mon bras. Mon corps se relâche et s’affaisse… Il est ensuite question des prochaines vacances scolaires où nous irons ensemble, sauf John, passer une semaine sur l’île de Marie-Galante. Le gite est déjà réservé. Le programme de visite et de farniente se dessine. A nouveau, je me sens déconnecté. Ma corps est ailleurs et cela fait bizarre. Se retrouver sans mes copains à Marie-Galante me désespère. Des heures à lire sur la plage ou à regarder la télé pendant qu’ils iront se balader dans des endroits qui ne m’intéressent pas. J’en viens à espérer du mauvais temps car nous jouerons alors quelques parties de tarot. Après le dessert, je me cale devant la fin de Champs-Elysées. Ma tête pique du nez plusieurs fois avant que père décide de rentrer pour mettre son poisson au congélateur. Je salue tout le monde et je vais avec lui ce qui me donne le temps de finir ma bande-dessinée en cours juste avant de m’endormir.