Carol est morte avant que soit terminé le livre à 36 ans, Julio deux ans plus tard à 72 ans, mais je n’y suis pour rien. Ce n’est pas moi, ce n’est pas un accident, ils n’étaient pas des personnages de fiction sinon je les aurais sauvés. Je les garde dans mon cœur Carol et Julio. Personne ne m’a plus jamais porté la même attention. Ils l’ont dit clairement, sur l’autoroute du soleil ils ont été heureux.
C’est juste après leur passage en juillet 1982 qu’un des plus terribles accidents de l’histoire m’a endeuillé : 53 morts, des enfants à Beaune. Des écrivains, je n’en ai tué aucun, les morts ils se sont tués sur les nationales ou les départementales pas sur l’autoroute : Italo Svevo 1928, Albert Camus 1960 RN6, Roger Nimier 1962 carrefour RN 307 et 311 36 ans, Jean René Huguenin 1962 RN 10 26 ans, Jean Bruce 1963, Gonzague Saint Bris 2017. RD 675
J’ai la cinquantaine (si on s’en tient à ma date d’inauguration), je suis bien plus vieux encore si on considère tout le temps qu’il a fallu pour me concevoir et me bâtir. À cinquante ans, on commence à vouloir écrire l’histoire de sa vie, ce que l’on a fait de bien, ce qu’on aurait pu faire mieux, le mal aussi dont on est responsable. J’aime les écrivains, mais je ne sais pas ce qu’elle cherche, cette fouineuse qui me traque, qui m’accuse d’avoir coupé sa commune en deux et de passer trop près de son église paroissiale du 12e siècle. J’aurais pu passer ailleurs c’est vrai, plus à l’Ouest pour rejoindre la nationale 7 que je remplaçais, puis le tunnel de la Croix rousse. Pourquoi est-ce le projet du tunnel sous Fourvière qui l’a emporté et la traversée de Lyon ? Ce n’est pas à moi qu’il faut le demander. Est-ce de ma faute s’ils n’ont jamais réalisé ce périphérique ouest dont ils parlent depuis une éternité ?
Je ne suis pas responsable de ma conception. Laissons cela, les idées, les modes, les notables, les ingénieurs des Ponts et Chaussées, l’argent, l’État, c’est de l’histoire ancienne, c’est aux chercheurs en socio-politique que je laisse cela. Moi aussi, j’aurais peut-être préféré être une autoroute en corniche comme à Gênes, Florence ou Naples plutôt que de passer dans un tunnel (je ne mens pas, plusieurs projets l’imaginaient avant 1930). Cela aurait-il épargné sa précieuse commune de Lissieu ? Je peux même lui dire qu’ils n’étaient pas peu fiers les Lissilois quand je suis arrivé. J’étais moderne, je les sortais de leur torpeur séculaire. On m’a déclassé dans toute la traversée de Lyon, pas dans celle de Lissieu qui a récupéré à ses portes au sud l’échangeur A6/A89 et au nord l’échangeur A6/A466; il faut bien que passe quelque part le flot de ceux qui se déplacent.
Je suis là et bien là et pour des décennies encore. Je me sens l’âme et la santé d’une voie romaine. Je cherche un biographe empathique qui retrouverait mes photos d’enfance et parlerait de la grande aventure de ma construction. Je voudrais une écrivaine bienveillante et sensible qui ne s’attache pas qu’à mes défauts, à mes laideurs, à mes encombrements. Qui mette en valeur mes services (50 000 utilisateurs par jour, quand aura-t-elle autant de lecteurs ?). Moi, l’autoroute du soleil, je n’ai pas honte de ce que je suis pour des décennies encore. Je traverse un pays entier du nord au sud et c’est un bonheur absolu de suivre mes paysages changeants un matin de printemps sans camion quand fleurissent les vergers depuis Lissieu jusqu’au sud de Montélimar. Ce n’est pas de ma faute, s’ils n’ont plus de vergers à Lissieu, plus de vigne non plus; ce n’est pas de ma faute.
Pour en savoir plus sur les projets alternatifs https://journals.openedition.org/metropoles/462#tocto1n1
Bravo Daniele, on aime l’autoroute bougon (bougonne ?) un peu perdu dans les genres et c’est très touchant, et cette empathie… très réussi ce décalage auteur / personnage,
merci Catherine. Au moins, toi tu sais de quoi je parle.
C’est très prenant, aussi parce que d’entrée il se passe quelque chose de très fort avec « ils n’étaient pas des personnages de fiction sinon je les aurais sauvés », et d’un coup on est emmenés. Le « je » est à la fois improbable et renforcé (oui c’est très prenant).
Merci Christine; appréciant ta maîtrise et ta rapidité, ça me touche beaucoup , j’avais peur d’être retombée dans mon travers documentaire.
Merci de faire parler l’autoroute, je ne savais pas qu’il (? le masculin me surprend, mais puisque tu le dis) pouvait être si sensible.
Merci Laure. C’est vrai que selon les circonstances je dis un autoroute ou une autoroute… ce que confirme le Robert : nom féminin ou masculin. Et je trouve que ça lui va bien le masculin. Bises. danièle