Moi arbre participant à la géométrie du paysage. Moi arbre né loin derrière le temps rampant d’abord sous le sol infertile de ce bout de terre de l’ouest, patient, résistant, m’élevant depuis mes racines tel un personnage s’appuyant puissamment sur ses mains pour se redresser, mes pousses tiges ramures enfin capables de grandir à travers l’air pour rejoindre le ciel et s’étoffer et devenir branches et troncs presque mystérieusement. Moi arbre de la famille des conifères au feuillage persistant. Moi sorte de pin mais pas tout à fait, pin parasol non, cèdre non plus, espèce plus rude et plus sauvage au feuillage presque noir, parfois doré au bout des frondaisons, qui ne peut se passer des vents de mer parce qu’y puisant sa vigueur, vigueur dans l’haleine soulevée depuis les creux des déferlantes impossibles à mesurer depuis le littoral, y puisant aussi motif à exister puisque coupant les grains et protégeant les maisons. Moi — et les autres offerts aux tempêtes, figures de proue de la côte –, moi arbre qu’elle préférait à tous les autres, la petite aux taches de rousseur qui se cachait dessous mes branches noueuses, la petite coureuse qui adorait le parfum de mes sèves, connaissait mes niches – elle les appelait les petites chambres — façonnées dans l’épaisseur végétale poussée confusément et collectionnait mes fruits durs d’écorce brune comme brûlée. Moi poussé au bout du terrain qui appartenait au grand-oncle Jean-Marie, mais nul ne sait qui de moi — l’arbre — ou de la maison avait précédé l’autre dans son élévation et dans sa conquête du territoire. Moi nourri de cette terre âpre de peu de substances à sucer. Moi bâtiment vaisseau sentinelle bruissant d’oiseaux de jour de nuit friands de mon jus résineux sucré, notable dans le paysage tel un repaire signal ou phare, épiant et guidant les rêves des créatures attachées aux replis ténébreux de mon ventre. Moi arbre vaillant. Moi arbre suis là. Serai toujours là pour celui se cramponnera à mes jambes et pleurera et rira de ce soleil qui me traverse parfois, faisant l’effet d’une décharge électrique. Moi cupressus macrocarpia haut de trente mètres et large de plus encore, importé de Californie un jour vers 1846 et lancé à la conquête des falaises schisteuses du monde armoricain, sol pauvre, brumes et embruns, coups de chien, participant soudain au présent du ciel délavé où courent les masses blanches de l’enfance, surgissant sur la page d’écriture pareille à une mémoire. Moi arbre mûr abîmé par les tempêtes d’hiver depuis presque deux siècles, d’un coup dessoudé lâchement dégommé un matin pris d’assaut par un bulldozer oui sauvagement découpé déraciné dégagé du terrain dans le but d’y construire une résidence pour vacanciers. Moi arbre assassiné.
Haaa superbe, Françoise, j’attendais ta voix avec impatience. Jamais déçue par le souffle sauvage du large. 🙂
j’chuis en retard (même si françois dis que non !).. du mal à dégager du temps pour me brancher sur ces Autobiographies… mais voilà quand même, il était temps et tu es juste là pour me cueillir
ravie je suis, et pour le côté sauvage aussi
Tous ces « moi » qui sont lui, superbe la musique que ça crée
merci Juliette… pas toujours le temps de se lire mutuellement mais j’apprécie énormément que tu sois passée par là, ton écho compte
j’ai voulu entrer dans cette lente mélodie, et il faudra d’ailleurs continuer, développer… que d’ouvertures pour des travaux futurs !
puissance de l’arbre en soi, accompagne la pousse d’enfance. Très beau
puiser comme lui dans la terre infertile
merci Jacques, merci pour ton doux regard
l’anaphore en arbre sujet repousse « Moi bâtiment vaisseau sentinelle bruissant d’oiseaux de jour de nuit friands de mon jus résineux sucré, notable dans le paysage tel un repaire signal ou phare, épiant et guidant les rêves des créatures attachées aux replis ténébreux de mon ventre » la mort
oh Nat, merci pour ta présence…
pour ta lecture
pour ce constat de la vie…
L’anaphore clame la force assumée de l’arbre. Sonne un peu comme un haka et j’étais confiante à le suivre jusque là où tu l’avais amené sur ta page et soufflée par la fin, ne m’y attendais tellement pas. Merci, Françoise. Beau.
Rien n’était prévu dans le développement de ce texte… je cherchais à évoquer un arbre en particulier que j’ai connu, à honorer cette espèce remarquable cupressus lambertiana que je connais bien, et puis ça m’a fusillée…
merci pour ton passage par ici, chère Anne
Bonjour Françoise, très beau texte sur l’arbre parce que plusieurs dimensions s’y melent… Grand le passage au souvenir d’enfance: Moi arbre qu’elle préférait à tous les autres… J’ai beaucoup aimé la fin, la dernière image de l’arbre assassiné est forte aussi ce reflet sur la page d’écriture
plaisir de te voir par ici… merci merci
et je n’avais pas prévu du tout la fin, même si c’est bien réel hélas… les arbres de cette côte sont déracinés au bulldozer pour laisser place à d’horribles bâtiments et beaucoup se sont mobilisés pour les sauver… difficile de lutter
alors cette évidence de la fin est revenue naturellement, portée par cette litanie du « moi arbre »
merci encore, chère Sandrine