Je suis d´un autre pays que le vôtre, d´un autre quartier, d´une autre solitude.
Léo Ferré – La solitude
Marcher. Compter. Se vider des images du monde. Se vider de toute compassion, de toute empathie. Marcher. Compter. Numéroter les pas. Mesurer le temps écoulé à marcher. Deux-cent quatre-vingt-sept, deux-cent quatre-vingt-huit, deux-cent quatre-vingt-neuf… compter dans l’ordre et aussi dans le désordre. Ça n’a pas d’importance. L’essentiel est dans la scansion qui occupe ainsi son esprit. Elle marche sur un étroit chemin d’herbe jaunie en faisant bien attention d’éviter de nommer ce qui ne peut échapper à son regard. Compter, juste compter, mille deux, mille trois… ne rien dire d’autre. Seule, elle veut se sentir seule. Entièrement seule. Personne à qui penser. Pas d’histoire, plus d’histoire, seul un décompte, celui de ses pas qui l’avancent, qui la mènent là où il n’y aura plus d’attente, plus de questions, plus de regards troublés. Personne de qui s’occuper. La solitude comme la fin d’un livre. Tout a été dit. Elle va passer à autre chose. Neuf mille quatre-cent quarante-cinq, neuf mille quatre-cent quarante-six, … Tandis que le cotre plonge sa proue dans le creux de la vague, elle lève la tête et ne voit que l’écume frémissante d’une lame qui grandit. Neuf-mille cinq-cents…
Le bar la jetée ouvre tous les jours à sept heures trente, peu de temps après la boulangerie mitoyenne. Il est là, dans un coin plus sombre et loin des regards de la rue, le Requin. C’est ainsi qu’il se fait appeler, et si on lui demande pourquoi, il explique qu’il a simplement détourné phonétiquement le surnom qu’on lui donnait quand il avait les cheveux rouges, le Rouquin, et que ça avait l’avantage d’éloigner les gens. Maintenant il n’est plus très jeune et ses cheveux ont la couleur de l’écume. Il a un petit bateau de pêche amarré au port dans lequel il vit. Il vient ici tous les matins. Toujours seul. Il commande un ballon de rouge et demande le journal dans lequel il lit exclusivement la chronique nécrologique. Il n’entame jamais la conversation mais répond quand on lui adresse la parole. Et si on l’invite à boire un autre verre il ne refuse pas. Mais on voit bien qu’il n’attend rien de personne, qu’il ne s’intéresse pas plus que ça à son prochain. Il vient ici lire un livre qu’il sort de sa poche, toujours le même, ou griffonner sur un vieux carnet noir quelques hiéroglyphes mystérieux. Il passe ainsi la matinée au café la jetée, seul, puis disparait jusqu’au lendemain.
Penché sur son ordinateur il épluche patiemment la cinquantaine de mails datés du 05 juillet qui l’attendent ce matin. La moitié part directement à la corbeille – de la pub ou du phishing. Par la fenêtre entrouverte se glisse la musique répétitive et apaisante du froissement des vagues sur le gravier qui borde la plage. Il lève la tête et sourit au paysage, heureux d’être là. La mer est vivante, agitée d’une houle légère, et la marée haute. Il a loué une chambre au-dessus du café la jetée. Seul. Il voulait se sentir seul, personne à qui penser, pas d’histoire, plus d’histoire, besoin d’écouter la nature, de la sentir, de s’en imprégner, de la graver dans sa mémoire pour tous les jours de l’année où il la négligera.
Un roman exactement comme je les aime : recherche d’isolement, polyphonie, monologue intérieur puis regard distancié, sourire esquissé à l’intérieur, le vent qui se trimballe à travers les mots, on le sent bien ce vent-là dans vos phrases, l’iode et le crachin, le petit galopin sur la table d’un café, le journal et le temps suspendu, tout prépare déjà la trame à venir… Merci Claudine ! Nos univers se croisent… hâte de découvrir la suite !
Merci Françoise de votre lecture attentive qui m’encourage à continuer. Lentement un récit se dessine autour de quelques repères. J’essaie de ralentir le temps, de saisir quelques moments. Faire avancer des histoires dans ces « quelques ». Je vais aller visiter votre univers