Le bout du rabat traînait retourné comme une vieille loque dans une flaque d’eau, sur le goudron granuleux du parking. Le vendeur commençait à ranger des caisses. Venant me voir, content que je le remarque, il le secoua, le trempa encore, l’égoutta. Il m’expliqua rapidement comment lui redonner un peu d’aura, quelques billets froissés transitèrent de main en main. Je le mis à l’épaule, en bandoulière, glissai d’autres trouvailles du matin à l’intérieur. Était-ce l’eau qui l’avait malencontreusement abîmé, ou le vendeur avait-il utilisé volontairement la flaque pour rendre une meilleure apparence à cette partie ? Les jours suivant, vint le temps de l’observation. Sur le pourtour extérieur, trois poches avant, que l’on pouvait refermer en serrant des cordons de cuir, certains manquaient. Ces poches avaient une forme ronde, de la taille d’une main. Impossible de mettre grand-chose tant elles étaient recroquevillées. Aux extrémités, deux poches similaires. Au dos extérieur, deux poches plates . À l’intérieur, deux grands compartiments séparés par une paroi avec un côté toile, un côté cuir. De ce côté-ci, comme une petite cicatrice, de la taille d’une pulpe de doigt, un cercle : un trou avait été soigneusement réparé et cousu avec une doublure de même nature. Sur la paroi côté dos, deux poches plates. Au fond, de la poussière et des épines de pins. Une bande de cuir plus épaisse venait rigidifier la bordure du sac. Le socle du fond était aussi plus massif. Une boucle permettait de resserrer la partie intérieure, et de tenir un vêtement peut-être au-dessus. Puis un large et long rabat souple, tel une cape, venait couvrir le tout, avec sa face intérieure veloutée. La large bandoulière se fixait aux extrémités du sac par des boucles en laiton, verdi. Les coutures étaient épaisses, comme la toile intérieure. Le cuir était sec, rabougri, rappé, griffé ou craquelé parfois, cartonné sur une extrémité du rabat. Oubliant les consignes du vendeur, oubliant de documenter l’objet par des photos, je le traitai un instant comme une vieille selle en croupon véritable, et me voilà faisant fausse route, sans pouvoir en mesurer les conséquences : je l’avais rapidement passé à l’eau. Un séchage lent, bourré de papier journal, vint redonner forme à l’objet. Je me rassurai : n’est-il jamais arrivé qu’un berger reçoive une averse ou glisse dans une rivière ? Le cuir protégeait-il de la pluie, ou se protégeait-on de la pluie pour conserver ses précieux objets en cuir? Dilemme de la vie au grand air par nécessité. Curieuse antipathie entre le cuir et l’eau, bien qu’il était initialement tanné dans des bains d’écorces de longues semaines. N’aurais-je pas dû plutôt étudier les éléments végétaux au fond du sac, telle une enquête ethnobotanique. D’où venait-il ? Du sud du Massif central ? Remontait-il plutôt d’Arles vers les Alpes, vers le Vercors ou le Dévoluy ? Quelles transhumances avait-il accompagnées ? Quels objets avait-il emportés ? Sur quelles drailles, carraires, sentes, routes et chemins avait-il été porté ? Les moutons prenaient surtout le train et le camion depuis plus d’un siècle déjà. Je lus un premier article sur le web : dernière transhumance à pied de la Crau en Savoie en 1962. Plus loin : « En 1964, 8 500 bêtes, sont encore montées par leurs propres moyens dans le Vercors et à Lus par les routes peu fréquentées des Baronnies et du Diois. » Sur ce parking, ce sac devait plutôt venir du Massif central. Sa forme daterait du 18e siècle, ils étaient fabriqués chez le bourrelier. Quoique confortable, habitué à tous nos objets, cela reste mince pour partir des journées ou semaines. Qu’emportait-on ? Un couteau ? De la nourriture ? De la médecine, pour soi, pour les bêtes ? Du linge et de la nourriture assurément. Un briquet aussi. Une fiole d’alcool ? Une flûte de roseau ? Un livre ? Les bergers écoutent, regardent, si la nature leur parle, les lignes d’un livre sans doute aussi. Puis le cuir fut de nouveau sec, trop sec. En piéton je partis à la recherche du produit miracle. Impossible de le trouver en ville, arpentant le bitume de magasin en magasin. Seulement des ersatz de la fameuse huile de pied de bœuf. Quelle curieuse appellation, qui plus est véridique. Je la reçus finalement sans bouger, dans ma boite aux lettres. Commençait le badigeonnage au pinceau après un délicat nettoyage au savon glycériné. Le sac avait soif. L’huile jaunâtre était fluide. Son odeur animale venait se mélanger à celle de la peau. N’allait-il pas trop s’alourdir ? Où partait l’huile ? Que deviendra-t-elle ? Le cuir se fonçait, retrouvait de la souplesse, je le massai avec les pouces. Les poches extérieures s’épanouissaient, plus grandes que je ne pensais. On avait la place d’y mettre une pomme, une cloche de mouton. Le laiton retrouvait lui sa couleur dorée. Au premier déconfinement, je l’emmenai se promener dans la montagne. Quoique toujours à portée de main, il se fit oublier sur le flanc, put servir d’oreiller pour la sieste dans un pré. Il servit parfois en ville aussi, lorsque je n’avais pas de porte-bagage sur tel ou tel véloce. La plupart du temps toutefois, il reste suspendu dans le couloir, et sa simple présence anachronique, rappelle la possibilité du trajet et de l’itinérance en plein air, des transitions de paysages de reliefs et d’odeurs.
Pas détaché ? Mais comme c’est mieux ainsi. Il a de l’épaisseur ce sac.
Merci ! il devait sûrement y avoir un briquet dedans aussi
j’échangerai bien la recette pour assouplir mon eatspack qui reste raide.
Je te conseille de parcourir les forums d’entretien de sellerie, tout un voyage. Il y a plein de nuances et d’avis qui m’échappent encore ! La seule huile de pied de bœuf était le conseil initial du brocanteur.