Le ciel peint en bleu, un froid nous excite, réclame son lot de morve, d’injures et de coups. Les larmes et le sang sont en prime. Nous contre lui. Je n’existe pas et il n’est pas encore en moi. La rage l’aveugle, prend possession de son visage. Je le découvre pour la première fois, mes yeux croisent les siens, malheur ! Immédiatement, je le redoute. Je tente de m’échapper, je cours de toutes mes forces comme mes camarades, en vain. Il attrape mon bras, ses ongles en griffes s’accrochent à mon manteau. Involontairement, nous échangeons nos haleines, nos respirations saccadées. Il me déstabilise, puis me stabilise dans sa poigne, déjà celle d’un homme. Le décalage me bouleverse. Il me plaque contre le mur, ma tête résonne contre les briques. Pendant quelques secondes, il ne dit rien, je n’entends rien, ça bourdonne et c’est terrible. Son sweat-shirt terne, entre le marron et le gris, couleur innommable, duquel rejaillit une odeur de sueur qui pique les yeux. La poubelle et les toilettes, tous les deux très proches, n’arrangent rien. Haleine, ordures, excréments, composition de notre atmosphère. Rejets d’un monde que nous partageons, quels sont les mots qui peuvent en découler, que pouvons-nous nous dire à présent ? Prendre conscience que les odeurs chaudes me dégoutent quand je me persuade que lui les subit avec indifférence.
Dans un grognement, il dit qu’il va me tuer.
Je lui supplie d’arrêter, peut-être, la voix s’étouffe.
Il va me tuer, je vais payer.
Je ne lui dis pas comment sa colère me fait peur, mais je tremble. Je lui dis d’arrêter. Je ne dis pas quoi. Arrête, je répète, jusqu’à ce que le mot perde de son sens.
— Je vous déteste tous. Je vais te tuer, toi.
Chaud dans le froid. Intimité dans la communauté. La chaleur de son visage happe le mien. C’est très violent, un visage d’aussi près, un visage inconnu, qui jusque-là se résumait à quelque chose de flou, d’abstrait. Comme sur les photos tâchées d’humidité, c’est un visage pâle, gonflé d’eau. La vie, la chaleur de sa vie vient se heurter à la mienne. Le visage, ambassadeur de son existence, semble s’être évaporé. Se questionner de la nature de l’âme de celui qui s’efface d’une goutte d’eau. Voir le pus de ses boutons, d’ordinaire réservé aux adolescents – ce n’est pas avant trois ou quatre ans pour lui – voir de près les croutes, les rougeurs, le dégueulasse de son visage, vraiment moche. Je pense en accéléré, mon corps est rigide, j’ai peur, le souffle coupé, personne pour m’aider. On se noie dans les regards, dans les odeurs. Nous sommes pâles, froids, en manque d’air. Je ne sais même pas ce que je peux dire, impression d’être la bête prise au piège, douleur à la cheville, les poignets tordus, mon regard qui ne peut se dérober au sien. Mille silences nous séparent. La voix bornée, l’impasse totale a suffi pour nous taire l’un et l’autre, nous contenter de la colère et de la peur. C’est là que mes lectures me reviennent. Jusqu’ici ma vie est protégée par les livres. Les mots me sont soufflés par ma voix intérieure, c’est en me relisant que je m’abandonne à lui.
Tu peux me cracher dessus, me frapper, me tuer, oui vas-y, je l’encourage, oui vas-y, ne fais pas de mal aux autres, mais à moi tu peux, je n’ai pas peur, tue-moi si ça te chante. Tue-moi si tu veux.
Les mots ont été dit vite, il n’y a rien à rajouter pour nous. Je sais déjà ma naïveté. J’ai réussi à me souvenir de l’essentiel, j’ai recraché, aussi fort que lui, avec la seule violence que je possède, celle des mots, ceux que l’on a englouti sans le savoir. Il a son intention, pure, impulsive, et moi le sens du sacrifice, travaillé par l’inconscient, l’imaginaire.
Il me dit qu’il va m’épargner. Que je suis une gentille, alors ce n’est pas mon tour.
J’apprends avec surprise que ce n’était peut-être que sa façon de participer, de prendre part au jeu cruel. Nous l’avions mis au ban, une fois encore, une fois de trop. Nous aurions dû, j’aurais dû déceler les signes de son humeur. Mais je ne payerais pas pour les autres. Odeur métallique de sang pas bien différente des fluides que nous libérons soudainement. C’est surtout la violence qui nous sort de partout : je transpire ma peur, lui desserre les dents, libère mes poignets pour essuyer la bave qui luit sur sa bouche cerise givrée. Les tensions demeurent mais la violence s’estompe un peu. A présent, le silence fait rage.
Plus tard, les punitions ont alourdi comme une pluie lourde la ligne de ses épaules. Toujours humide ce garçon, toujours sur le point de se dissoudre. Fragilité des corps et des sentiments. Nous nous retrouvons sur la pierre froide, une marche de pierre blanche, collés l’un à l’autre. Le mur de briques, nous lui avons payés notre tribut de sang, le mien en l’occurrence, qui a fait rougir certaines de mes boucles.
Il me dit qu’il a des soucis chez lui. Chez lui, ce n’est pas vraiment chez lui, il ne vit plus avec ses parents, finit-il par m’expliquer.
Pourquoi pas chez eux, qu’est-ce qu’il s’est passé, je m’interroge, je suis en feu, moi je brûle encore malgré la noyade.
Il n’y a jamais eu de chez nous, coupe-t-il, mais tu ne dois pas comprendre, mais si, je m’indigne, puis je me ravise, je comprends qu’il faut céder. Je suis l’ignorante.
Il m’apprend des choses en négatif. Négatif au sens de la négation, quand je lui dis que le foyer ressemble un peu à un internat :
— Non, c’est un foyer. C’est différent.
Négatif car ma vie semble blanche, et la sienne est bizarre, ni blanche ni noire, mais en nuance, une photo abimée, où rien n’est fixe, rien n’est visible, tout est mystère.
— Mon père est un gros enfoiré.
Je hoche la tête, je crois comprendre le mot comme quelque chose de physique, ce n’est pas juste un mot, je sens le poids, je veux y croire à ce poids.
— Je dis pas, des fois, il me manque.
Je lui demande de qui il parle.
— Mon père.
Non. Il secoue la tête, enfin c’est compliqué, père, beau-père, mais ça, il ne sait pas s’il peut en parler. S’il peut m’en parler.
— Laisse tomber.
Mais non, explique-moi, je le supplie doucement, heurtée qu’on puisse me dire non, à moi, la gentille.
— Non.
Il me dit encore la violence du foyer familial, à demi-mot, toujours. Je lui demande comment on est recueilli dans un foyer pour enfants, il dit, je ne comprends pas. Je me laisse bercer par une voix que je découvre, une voix rauque, mouillée d’un léger trouble d’articulation. Il doit bien confondre, de temps à autre, les noms d’institutions aux acronymes si semblables. Des acronymes, il m’en donne le goût. De l’humidité dans le corps aussi. Je laisse échapper. Des mots reviennent, eux ne flottent pas vainement autour de nous. Ils s’impriment dans un coin de ma tête, près de la croute de sang. Des mots qui me soulèveront le corps, plus tard.
Foyer. Educateur. Couvre-feu. Avocat. Maman.
— J’ai hâte de revoir ma petite sœur.
Petite sœur s’ajoute à la liste mouvante. Nouvelle vague dans la conversation.
Il confie que sa petite sœur a des soucis, mais elle, elle a eu le droit de rester avec sa mère.
Je me tais.
Il dit ne pas avoir peur d’avoir mal.
Il marque une pause, je vois qu’il s’empêche de dire.
— J’aimerais bien être tranquille.
Le mot s’échappe de ses lèvres, pourtant je remarque que rien ne dit la tranquillité, le corps est encore agité, je prends sa main, plutôt je pose la mienne sur la sienne, contact un peu répugnant, je me fais violence, il n’y a pas de raison.
Regard de l’abusé, sans ironie, est désabusé.
Mes copines sont jolies, m’apprend-il. Il me l’annonce de nulle part, et c’est bien nul de sa part, d’ailleurs. Je ne lâche pas sa main.
Il dit chacun de leur nom, il m’oublie avec soin.
Je me vexe, peut-il le deviner ? Ne dit rien.
Continu la liste qui finit par s’évanouir sur son sourire. Il dit mon prénom. Articule exagérément.
La deuxième syllabe dévoile ses dents qui se chevauchent. A la troisième, sa bouche près de la mienne.
Nous nous taisons enfin, car nous nous sommes déjà tout dit.
Presque le même souffle, on pense aux mêmes mots. Peut-on garder le même souvenir ? Que choisis tu de garder de moi ?
Mille silences nous réunissent.