mardi : Nouvelle apparition de M.B. au cabinet ce matin. D’abord en semi – transparence derrière la grande baie en verre fumé. Il se déplace pesamment, courbé sur ses béquilles, les pousse alternativement devant lui, à grand peine, amplitude plus que réduite. Le temps qui lui est nécessaire pour parvenir à la porte d’entrée distante de quelques mètres, l’ouvrir, puis avancer dans le couloir, apparaître enfin dans la salle, me paraît infini et m’inquiète. Encore trapu, t-shirt blanc, jeans, sueur sur le visage. Tu vas bien, tu étais en vacances ? J’approche la chaise de l’espalier pour qu’il puisse s’asseoir. Moyen… Il marque un temps d’arrêt. J’ai bu trop de whisky ! Pierre venait à domicile. C’est pour ma femme, tu comprends. Je ne conduis pas et c’est pas qu’ici les rendez-vous… C’est toujours un petit effort incompréhensible que ce tutoiement qu’il a réclamé il y a quelques jours …
Ce soir C. mène l’enquête avec moi pour reconstituer l’emploi du temps des 7 jours précédents. Elle pense d’abord que nous sommes mercredi ! pourtant ce matin je suis certain qu’elle a dit « on dirait un samedi, c’est un jour qui se ressent comme un samedi… » Un jour caméléon ? Elle fait défiler ses mails pour retrouver d’éventuelles traces, des indications qu’elle aurait pu laisser dans ses messages… Il fait nuit. On n’a pas allumé. Sans raison. Par simple laisser faire. Les rectangles lumineux se déroulent dans ses lunettes. Parfois ses lèvres remuent doucement en silence quand elle lit.
lundi : Visite à Moëllan pour retrouver des amis venus en vacances et faire connaissance avec leur fille O. de moins d’un an. Nous découvrons aussi le jardin luxuriant, la végétation profuse, les arrière-plans et recoins d’arbres haies massifs bosquets, les jeux d’ombre et les lumières changeantes, le chemin en puzzle d’ardoises brisées comme des éclats de ciel d’orage, la solide demeure bourgeoise et ses encadrements de portes et fenêtres en grosses pierres de granit… Alors que le père porte O dans ses bras pour accéder au perron il déclare : « un jour tout ça sera à toi ». Son propre père les suit, deux marches derrière eux. Je remarque ses bras très pâles, marqués de rougeurs, piqures, éraflures, glanées dans sa passion du jardinage. Il a les yeux un peu gris je crois ainsi qu’un sourire très doux. Et triste comme une excuse.
Cet instant où M. m’a dit ah oui on voit là pour la lèvre a fait un geste vif, sa main traçant dans l’air une apostrophe brève – je dissimule une petite honte stupide, ne pas supporter d’être remarqué abîmé. Honte et vanité.
dimanche : Pour accéder au festival il nous a fallu avancer dans le couloir de barrières en se cachant derrière nos masques, présenter le pass sanitaire dans le téléphone, exhiber la carte d’identité, prendre les billets. Tampon rapide sur le dos de la main droite. C’est pour rentrer et sortir toute la journée. Avec la chaleur, la sueur, tout de suite une tache noire informe s’étale. Elle fait penser à la lèpre pourtant inconnue, contamine, macule les habits toute la journée.
Dans la boulangerie on a acheté un sandwich et regretté chaque bouchée de pain sec.
Dans la rue juste en face soudain une sirène allongée, style graphique des années 1900. Elle repose sur le linteau au-dessus de la large porte de garage, un bras nonchalant étendu sur l’ample courbe de sa queue turquoise, l’autre encadrant sa chevelure rousse, tons pastel et délavés, les yeux comme des clous plantés au ciel. Rêve.
samedi : Tout ce qu’il en reste, du vent de la pluie un déluge qui maquille les vitres, émiette les fleurs et l’inexplicable réconfort de l’abri.
vendredi : Arrivés dès l’ouverture des grilles afin de s’assurer d’une bonne place pour C. qui n’est pas très grande. Ciel gris, blanc, noir. Les nuages en couches superposées glissent silencieusement comme de lointains tapis roulants. Évidemment une averse drue et fraîche. Aussitôt tous les spectateurs se réfugient sous les capes plastique bariolées ou transparentes, sous les capuches et les parapluies. Je reste au sec, sauf le pantalon, trempé devant ainsi que sur le dessus des cuisses. Je pense à certaines visites à l’EHPAD, puis la honte que ça serait, aussitôt mais non, décide que j’ignorerai. L’après, c’est la carte mouillée qui sèche sur le tissu, ça se voit aux frontières foncées qui pâlissent, reculent, la peau qui se réchauffe et se sentir bien d’être assis là. Sous la haute bâche noire à droite, de l’autre côté des barrières, les pieds des derniers arrivants pour le contrôle des billets. Les pieds avancent s’arrêtent et repartent par à-coups rapides et irréguliers, les gradins s’emplissent s’accumulent poussent derrière nous.
jeudi: Plage de Don. Un groupe où l’on s’interpelle. Immergés à hauteur de poitrine juste avant les étocs. (Lui a une casquette rouge, le visage bronzé.) En nageant je traverse des courants froids. L’eau glacée m’enserre comme les anneaux d’un serpent de mer.
mercredi: Départ de nos amis. Le moteur racle renâcle râle poussif puis se lance. Elle me regarde en souriant. C’est les bougies de chauffe, on va devoir les changer.
mardi: D’un côté la plage et l’océan de l’autre la route, les pins, les maisons blanches, la résidence de vacances. Parfois des passants s’approchent de la terrasse, des couples ou des familles, plus rarement une personne seule. Ils désignent des tables vides, pas encore débarrassées ou déjà dressées, en attente. Certains plaident, argumentent, tous repartent mine dépitée (soupirs, joues gonflées, exaspération) à l’idée des heures à venir sans repas. Juste après, remue-ménage des tables, ceux-là sont acceptés.
Jacques, j’ai les larmes aux yeux et que c’est beau en vaguelettes à chaque jour passé en ta compagnie,
oh merci Catherine ! très touché !
Morceaux entiers. Tout y est, la saveur, la couleur. A la juste frontière entre le descriptif et l’imaginé. Merci pour ce moment.
merci d’être passé et de l’encouragement ! j’irai dès que possible vous rendre visite ! (= dès qu’une éclaircie d’emploi du temps !)
Qu’il est beau, Jacques, ce journal. De la honte et fierté au bord des lèvres, au pain sec et regretté, à la plage et les bougies de chauffe à devoir changer.
ah dis donc ! quel plaisir que ta visite ! c’est du tout petit de rien que j’écris !
Jacques, j’espère que tu vas persister dans cette pratique. La façon dont on emmène les nôtres dans cette aventure du Tiers-Livre, tu en parle très bien, très justement (C. ta co-enquêtrice). Mais surtout, il y a une précision bouleversante de simplicité, de franchise (avec le courage qui porte ce mot). Ça se superpose à ma lecture en cours du Cœur du Yamato de Shimazaki. Merci.
je suis complètement chamboulé par les retours de cette P6 où je me disais en arrière-plan quel intérêt et surtout pourquoi « emmerder le monde » avec mes petites histoires qui ne ressemblent à rien et voilà que… tout ça est stupéfiant !