Le fil d’étendage de la maison d’en face a toujours été pour elle un point d’observation. Elle ne mesurait pas toute l’importance qu’il en revêtait dans sa vie quotidienne et bien au-delà. Un jour, de retour après deux mois d’absence, elle note qu’il est détaché du mur droit, qu’il pend tristement, qu’aucune goutte d’eau, qu’aucune fourmi ou coccinelle ne l’occupe, que les arbustes et les fleurs ont séché et que les volets sont tous fermés.
Hypothèse 1 Le départ en Inde du sud
Elle se rend à l’épicerie du village, là où toutes les nouvelles sont collectées, triées, déformées, amplifiées, minimisées. La famille qui occupait la maison, la femme, le mari et deux jeunes enfants, une fille et un garçon, serait partie précipitamment pour une destination inconnue. Certains évoquent l’Inde du sud, le Tamil Nadu et le Kerala. Des signes auraient mis sur cette voie : les parfums d’encens qui se respiraient de la rue donnant sur leur maison, les sons du luth indien, les tenues soyeuses et colorées de la femme qui avaient remplacé les jeans, les chemises blanches et parfois un dhoti que le mari arborait à certaines heures. La postière, alertée sur tout ce qui bouge prétendait avoir aperçu la femme ouvrir un paquet à la poste qui contenait des livres sur le sud de l’Inde et un courrier en provenance d’un ashram. Aucun signe de départ ni d’explication fournis à quiconque. Aucun ami dans le village qui aurait pu certifier cette version ou l’infirmer puisqu’ils n’en avaient pas. De mon côté j’ai toujours respecté la distance qu’ils voulaient maintenir. Seule régnait la pratique de quelques sourires échangés ou d’un salut de la main lors de l’étendage si je me trouvais devant ma fenêtre à ce moment précis. Désormais le vide et les interrogations sont bien présentes.
Hypothèse 2 La séparation
En fait on assisterait à une séparation. Des éclats de voix de plus en plus fréquents et violents auraient éclaboussé toute la rue ces deux derniers mois. Un jour le petit garçon de cinq ans serait sorti de la maison en pleurant. Il se serait assis devant l’entrée la tête baissée et secouée de sanglots. Sa petite sœur les yeux rougis serait venu le chercher. C’est étrange. Le couple paraissait très uni et joyeux. Elle se remémorait leur cache-cache amoureux près du fil d’étendage lors de la manipulation du linge. Il est vrai qu’elle avait pu observer avant son départ des changements à la suite lui semble-t-il de la visite de deux personnages qu’elle avait aperçus, un vêtu entièrement de noir, l’homme, petit, il aurait pu être un clergyman, et la femme très grande, tout en rouge avec une robe très clinquante, brillante. Un vieil ami qui aurait côtoyé professionnellement cet homme aurait rapporté qu’il était un psychiatre pervers narcissique, un gourou de pacotille efficace ! Il n’avait de cesse de séparer les couples pour utiliser ensuite le conjoint élu à travailler avec lui dans une clinique cévenole où se pratiquaient des médecines alternatives. Il aurait un palmarès important de désunions provoquées. Il savait repérer les personnalités les plus malléables pour opérer vite et bien ! Lorsque je l’avais rencontré plus tard chez des amis communs, il avait insisté sur le fait que la femme n’était pas de taille psychologiquement pour lutter contre, elle pensait dramatiser la situation et se disait que pour son mari c’était peut-être une belle opportunité de travailler avec lui, alors elle s’était tue mais avec un goût amer dans la bouche. Plus tard elle se sera sûrement dit qu’elle avait été naïve et peu lucide. Elle aurait dû s’opposer, défendre sa famille, puisqu’elle pressentait un déséquilibre. C’était trop tard et irréparable.
Hypothèse 3- La tragédie
La famille entière aurait été assassinée. Des traces de sang auraient été retrouvées dans le grenier et des lettres d’alphabet découpées auraient jonché le sol de la cuisine et du séjour. La police enquêterait toujours. Un profiler serait en train de voir ce que pourrait signifier ces lettres. Il s’interrogerait sans nul doute aussi sur la tenture bleue recouvrant une fausse porte sans issue tâchée elle aussi de gouttes de sang. Deux valises ouvertes et vides auraient été trouvées dans la baignoire ainsi qu’une bouteille de champagne à moitié pleine. Quelques jours avant la disparition de la famille un homme habillé de noir, portant un chapeau noir à larges bords et des lunettes aux verres bleus, aurait fait le tour de la maison à la nuit tombante. Voilà les seuls éléments à disposition.
Hypothèse 4- L’installation en Ariège
La famille toujours très unie aurait fait un tout autre choix de vie. Ce village conformiste, l’aurait peu à peu étouffée et exaspérée. Les rumeurs, les votes d’extrême droite à large majorité, le racisme ambiant, elle n’en aurait plus voulu et aurait décidé de partir en Ariège dans un hameau pas très loin d’une jolie ville. Là elle savait qu’elle retrouverait plus d’humanité. Elle aurait rejoint des cousins pour lesquels elle ressentait beaucoup d’estime et de tendresse. La femme surtout était très fatiguée, elle aurait au cours de sa vie changé fréquemment de lieux d’habitation, elle aspirait au calme, à la paix pour retrouver une paix intérieure. Les enfants auraient crié de joie en apercevant les montagnes et les vaches. Le mari se serait muni de cartes, d’une boussole, de bâtons de randonnée légers, d’un grand sac à dos et de grandes respirations. Les randonnées allaient prendre une place significative et l’énergie de son grand corps revenir.
Hypothèse 5-La ville invisible
Là nous arrivons dans un autre monde. J’imagine que beaucoup d’entre vous ne vont pas retenir cette hypothèse, la juger tout à fait farfelue. Pourtant je vais la considérer avec respect.
Las du monde, las des maltraitances infligées aux êtres humains et à la terre, la famille, une nuit, se serait accrochée à un rêve intense, elle aurait dépassé les limites de ce monde en perdition, traversé beaucoup de portes et accédé à un autre univers où elle aurait atteint une ville invisible et flottante dans un espace bleu dans laquelle enfin elle se serait installée avec beaucoup d’espoir. Curieusement elle y aurait retrouvé une de ses maisons avec son magnolia et sa balançoire à la différence près que les murs n’auraient pas été rigides et qu’une lumière douce l’aurait enveloppée. La possibilité de faire apparaître toutes les maisons perdues et aimées aurait été de mise. Certains jours, lorsque le rayon vert au couchant aurait été visible, et plus rarement le rayon bleu, elles auraient toutes surgies, la première image aurait été emplie de fenêtres réunies par un fil tournoyant dans l’espace comme un cerf-volant en liberté. Il ne resterait qu’à faire un arrêt sur image et de s’y installer. Pour chaque maison les occupants qu’elle avait connus, aimés, auraient été présents. Ils auraient dîné ensemble puis ces derniers seraient repartis emportant la maison sur leur dos et en s’accrochant aux fenêtres en raison du risque parfois annoncé de turbulences.