Aujourd’hui 27 septembre 2019 je me place en phase directe susceptible d’intéresser le fantôme de Gorki ! Cependant tous mes 27 septembres égrenés ici sont reconstitués des années après, remaniés, inventés peut-être, documentés parfois, pourtant leur degré zéro, leur base sont significatifs et bien près de leur vérité. J’ai tenté de me livrer à des remémorations qui peu à peu ont émergé et se sont cristallisées sur chaque année retenue. La tentation est réelle aujourd’hui d’écrire à propos de chaque 27 septembre à venir ou à une autre date choisie. Il est impossible d’en énoncer le nombre. Jeu de la vie et jeu de la mort. Capter l’immédiat pour ne pas voir la finitude !
27 septembre 1968
Un oiseau chante, perché sur le tilleul tout près de la fenêtre. Je vais prendre mon petit déjeuner sur la terrasse. La fatigue est là, après tous les événements de mai, les enthousiasmes et les déceptions, les épreuves universitaires à rattraper, je n’ai jamais autant travaillé que cet été-là. Curieuse préparation avec une bonne sœur espiègle et anticonformiste à souhait. Nous avons vaincu l’adversaire universitaire académique encore abasourdi ! Maintenant je me prélasse tout en me posant beaucoup de questions sur le plan personnel et sur l’état du monde. 68, toute son atmosphère m’a donné des ailes sentimentales et une ouverture d’esprit que je trouve fort enthousiasmantes. Il me parait possible d’être bien avec deux hommes en les respectant, en parfaite clarté… mais que le poids des préjugés est lourdingue, que les familles sont conservatrices, que le regard des autres est destructeur, après l’euphorie, le retour au calme conventionnel qui ne dérange plus personne. À la fac, on ressent la même chose, l’euphorie en berne. On revient dans les rangs, mais il reste une petite flamme à l’intérieur de nous. En ferons-nous quelque chose ?
27 septembre 1975
Exécution en Espagne des cinq militants condamnés à mort. Le monde s’indigne. Trois membres du Front révolutionnaire antifasciste et deux de l’ETA sont exécutés. Des amis régionalistes Catalans et Occitans dînent à la maison. Nous sommes effondrés et inquiets.
27 septembre 1978
Ma fille a six mois, aujourd’hui pour la première fois elle s’est assise sur une toute petite chaise en bois et paille devant sa petite table en rotin et essaie de tourner les pages d’un livre en tissu. Poules, moutons, crocodiles et perroquets, le zoo vient d’arriver à la maison, la maison tout près d’Avignon. Comme presque chaque jour nous ferons une promenade dans la campagne où les vignobles côtoient les cerisiers. Au retour je prends mon thé et écoute les Doors. D m’appelle, nous allons marcher puis il prépare un tajine de poulet aux amandes et aux raisins. Les températures sont encore douces nous dînerons sur la terrasse et un voile de tendresse nous enveloppera sous le ciel étoilé.
27 septembre 1980
Je vais bientôt avoir mon deuxième enfant. J’en suis impatiente, je suis sûre que ce sera un garçon, qu’il ressemblera à son père mais pas en tous points !!! Toujours trajets Avignon-Montpellier pour le travail universitaire. La 2CV s’élance, arrive à l’heure mais au retour en cas de mistral, dur dur de tenir le volant et d’avancer, temps de faire le point sur la journée et d’organiser celle qui va suivre, courses, ah oui il n’y a plus de pommes de terre, de fruits et de vin ! Les lessives à mettre en route, ensuite lecture, je vais relire Madame Bovary ! Ce qui se passe en ce moment en France et à l’international me passe un peu au-dessus de la tête. Sûrement un repli protecteur. Avons dîné hier avec de bons amis, ceux qui refont le monde, tempêtent contre les petits bourgeois en ne mesurant pas que d’une certaine façon nous en faisons partie !
27 septembre 1981
Cet après-midi, j’ai parcouru Florence à pied. J’ai suivi un chemin labyrinthique sur les trottoirs trop étroits. J’ai découvert la Galerie des Offices. Je trouve que l’accumulation des toiles est trop grande et que les éclairages sont souvent mal adaptés. Je suis restée émue jusqu’aux larmes devant un petit tableau de Boticelli situé dans un recoin sombre. Il reçoit juste la lumière qu’il lui faut pour lui donner un halo de surréalité. Il représente deux jeunes femmes d’une grande beauté. Je suis ressortie et j’ai poursuivi ma marche. Je me suis retrouvée tout à coup près du Ponte Vecchio et j’ai découvert en longeant l’Arno au 14 du Lungarno degli Acciaiuoli, la plaque où s’inscrit : « Là séjourna Romain Rolland en 1911 ». Étrange déclenchement d’une remémoration. Les paroles sans fin d’un lointain amoureux qui faisait une thèse sur les rapports de Romain Rolland et de La Voce, mouvement littéraire florentin important dans les années d’avant la première Guerre mondiale, claquent dans mes oreilles ; une mélancolie subite, une curiosité nouvelle s’inscrivent dans la marche du temps. J’envoie une carte postale amicale à une vieille adresse qui ne serait plus sûrement d’actualité et ne donne pas la mienne. Une sorte de bouteille à la mer qui allait trois ans plus tard bouleverser ma vie au moment même d’une séparation. Une histoire de synchronicités !
27 septembre 1984
Il doit venir ce matin s’il en a le temps ! Les enfants lui manquent un peu. Il est arrivé avec un gros paquet qui contenait des jouets, une chaîne hifi et un panier débordant de légumes et de fruits. Un papa gâteau de séparation, un feu-mari attentionné et ferme dans sa décision de mise à l’écart. Il est reparti content de lui. Moi j’étais accablée, j’ai déchiré avec rage les papiers puis je me suis dit que la musique l’emporterait. J’ai tout installé, pris un bon café et ai écouté le Lamento della Ninfa de Monteverdi. H est de retour, je ne sais qu’en penser, c’est trop tôt.
27 septembre 2012
Je me suis réveillée tôt ce matin. J’ai attrapé à tâtons mon carnet de rêves, j’essaie d’y collecter l’essentiel des images qui restent intactes, claires. Je ne m’en approche pas avec les outils freudiens mais avec d’autres plus archétypaux, plus chamaniques. Leur traitement me donne beaucoup d’énergie car il ne me fige pas seulement dans des interprétations d’ordre psychologique. Puis je suis allée au musée Fabre de Montpellier à l’exposition Corps et ombres : Caravage et le caravagisme européen. Je n’arrivais pas à m’éloigner du Joueur de luth au regard énigmatique. J’entends la musique, j’attrape une poire que je savoure et je m’approche des fleurs blanches et rouges pour en ressentir le parfum.
Je me suis ensuite rendue au bord de l’étang de Thau. Plusieurs cabanes de pêcheurs ont disparu, remplacées par de petits bâtiments fonctionnels. J’ai bien repéré les piquets de châtaignier, signe que la pêche à l’anguille va commencer. Les pêcheurs la traquent avec des filets circulaires implantés dans l’étang sur des emplacements tirés au sort chaque année. Savent-ils comme Cortazar que l’anguille sous l’influence de la voie lactée est cosmique ?
C’est très réussi, vous nous offrez un regard sur le monde. Ce regard semble extrêmement libre et la beauté à l’air d’être son idéal. Beauté et liberté naissant en mai 68, tout le monde n’a pas cette chance. Tableau et musique : vous avez une notion du paradis mais aussi de l’enfer des exécuteurs jamais très loin. J’ai adoré votre style.
Grand merci pour votre lecture qui fait du bien. J’étais très perplexe à la suite de ce que j’avais écrit!
J’aime beaucoup ces tranches de vie que vous nous donnez à lire. Elles sont nettes et concentrées dans l’interstice entre vie personnelle et vie du monde.
Merci de ce retour. Oui nous naviguons toujours n’est-ce pas entre les deux ?
Ce qu’il reste à l’intérieur de nous, une petite flamme… Puisse-t-elle ne jamais s’éteindre, même toute petite et vacillante!
Bien d’accord, plus les années passent et plus la petite flamme est précieuse. L’animer toujours