Au milieu du salon, c’est une femme sans âge, la taille épaisse, dans une robe de tissu léger à bretelles fines. Elle porte de lourdes lunettes et un sourire en dents de piano. Elle a la tête penchée sur ses chats qui entourent ses jambes nues. On ne peut pas les compter. Autour, un appartement tunisien des années 20, construit à la française, avec derrière les hauts rideaux d’organdi, flottant autour des ventilateurs, de minuscules balcons arrondis qui invitent à la sérénade. Au sol, les carreaux de faïence à motifs art déco, et par dessus le fatras de meubles sombres, de napperons, vases de cristal, coussins brodés de perles. De vieux livres aux reliures de cuir sont empilés dans une bibliothèque vitrée ; et, bien rangés sur les murs, des peintures avec de petits enfants qui se tiennent par la main, de vieilles photos, quelques marines. Et surtout à droite du téléviseur projetant des feuilletons français à l’eau de rose, un pêle-mêle de portraits imprimés du même homme souriant, séducteur, en chemise claire et gourmette en argent, une rose séchée et un petit message imprimé sur une feuille A4 en lettres gothiques. Ce qu’on ne voit pas, c’est la poussière chaude de la ville, l’odeur ténue d’urine de chat, les volutes d’encens à la rose. C’est le bourdonnement de la circulation, les chiens qui aboient, en partie camouflés par le son bruyant du poste de TV, et par dessus, la voix enjouée de Meriem.
des chats, elle en a huit, et encore deux sur le perrons, si elle pouvait elle les recueillerait tous, les petits faméliques de la medina, elle préfère les chats aux humains, ils sont plus calins, plus faciles aussi, sauf quand ils pissent sur les rideaux. Dans ces cas-là, elle les traite de pétasses, Jasmine, Rose, Choupette, comme quand elle croise une fille en niqab. C’était Poppie sa préférée, un bijou avec sa robe de fourrure blanche, délicate comme tout, et adorable avec ça, toujours à en demande de caresses, l’aurait pas fait de mal à une mouche. C’est quand Poppie est morte qu’elle a commencé à prendre des somnifères. Avant jusque tard dans la nuit, elle regardait des vieux films en noir et blanc, ça lui rappellait quand elle était petite fille, qu’elle vivait encore avec ses parents. L’appartement était à eux, elle n’a rien touché, juste rajouté son bazar, faut pas faire attention, elle sait pas jeter, elle garde ou elle donne. Son père était géologue, sa mère suivait, ils ont un peu voyagé, au Mali surtout, c’est là qu’elle a pris l’habitude de jeter des cacahuètes dans son coca-cola. Elle touille et en chipe une qu’elle suçote dans la cuillère. Elle sait où se trouve le meilleur vendeur de cacahuètes du zouk, fraîches et tout, bon marché, elle peut te le faire voir. Elle ne parle pas vraiment le tunisien, chez eux on parlait français, à l’école aussi. L’école, c’était pas trop son truc, elle c’était plutôt les garçons, les beaux habits. Après ses études dans la haute couture, on lui a bien proposé de rester à Paris, mais elle a préféré rentrer chez elle en Tunisie. Si elle avait su, rends-toi compte. Elle était belle et se confectionnait de magnifiques robes, quel succès elle avait, si tu savais, regarde les photos. Elle est restée sans mari, sans enfant jusqu’à quarante-cinq ans, et c’est là qu’elle a retrouvé son amour de jeunesse, Alain. Sur facebook, tu y crois toi ? Ils se sont revus, ils sont tombés amoureux, il était en plein divorce, cette affeuse bonne femme lui en a fait baver, il a plus revu sa fille avec ça. Il avait un cancer, il est resté deux ans chez elle, elle s’en est occupée comme de l’enfant qu’ils n’ont jamais eu, jusqu’à sa mort en 2013. C’étaient les plus belles années de sa vie. Ils se sont mariés juste avant la fin, elle porte son nom aujourd’hui. Sa grand-mère, elle était médium, et elle est certaine qu’elle aussi elle sent des choses, parfois ça passe une génération, alors elle lit des livres sur les signes, pour ne pas rater ceux de son mari et de ses parents.
Un jour, un papillon blanc est venu du cimetière jusqu’à chez elle. Elle a tout de suite compris que c’était son cousin, alors elle lui a dit : « tu diras bonjour à mon mari ». Et il est reparti d’où il était venu.
Très visuel. Plein de sensations, de goûts, de couleurs. Plein de vie. Merci pour ce beau texte.
Merci pour ce message encourageant !
j’aime que ce style évoque l’oral mais sans en être
Merci Brigitte, c’est effectivement un chemin qu’il me plaît bien de creuser.