Le corps glisse dans le paysage. Celui-ci semble loin, comme vu depuis un écran. Magasins-entrepôts et pavillons défilent sur fond de collines vertes. La vitre est sale, mouchetée, ce qui ramène à la réalité du dehors. Elle s’étonne de cette périphérie dans laquelle la nature prend le dessus sur la tôle et le goudron. Des herbes folles poussent partout par touffes, entre les grillages et dans les ordures abandonnées. Elle regarde tout en sachant avoir déjà presque tout vu, plus d’une fois, pourtant il ne reste rien dans sa mémoire. Rien que ce qui est là, sous ses yeux. Alors elle regarde à n’en plus finir, avec une avidité nerveuse. Maisons avec ou sans jardin, balançoires, tissus colorés qui sèchent aux fenêtres, carcasses de voitures, déchets, parkings, immeubles. En arrière-plan les collines ondulent en vagues verdoyantes à n’en plus finir. Dans sa banlieue il n’y a pas de fond, tout est plat, on voit loin ,mais on ne voit rien. La nature y est discrète, petits bois resserrés et vastes pelouses, elle ne triomphe pas comme ici. Elle chuchote. Elle est terne et insignifiante. Surtout elle est en sursis. Elle note l’absence d’oiseaux dans ce ciel azur qui se déploie. Un écran intense qui ne saurait être taché même par le bref passage d’un point animé, d’une forme à peine perceptible. Ce décor lui semble faux tant il est figé, comme neutralisé par cette lumière zénithale. Un frisson parcourt sa colonne vertébrale, ce bleu implacable lui procure un effroi soudain et l’impression d’une grande solitude, d’un abandon. Est-ce que le soleil tue la vie? Dans le gris de chez elle il y a ce grouillement perpétuel, le mouvement se devine quand il ne se voit pas. Ici elle ne devine rien puisque ses souvenirs la trompent et que son oeil lui déroule une autre vérité. Dans le train elle se sent bien. La moquette des fauteuils, les rideaux plissés en tissus rêches, les autocollants qui rappellent qu’il est interdit de fumer ou d’ouvrir les fenêtres, elle connaît. Elle connaît encore. C’est là qu’elle est entrée à Paris ce matin, et maintenant elle se demande si elle ne devrait pas y rester. Peut-être qu’une fois arrivé au bout de la ligne le train fera demi-tour comme font les métros. La pellicule qui s’est déroulée devant elle depuis plusieurs heures aura peut-être suffit. Ce genre de voyage, peut-être que c’est suffisant. Elle observe en diagonale un petit garçon et une femme qui semble être sa mère, assis dans l’autre rangée quelques sièges plus loin. Lui aussi oubliera. Est-il déjà en train d’oublier, reviendra-t-il ici dans vingt ans? La mère, en alerte, ramasse les crayons de coloriage et le cahier qui sont sur la tablette devant le petit. Elle plie les vestes et range le tout dans un sac. La chaleur de cet endroit rend inutile les vêtements qui furent nécessaires ce matin dans la fraicheur parisienne. Elle pressent l’arrivée imminente et ne se trompe pas, car quelques instants après les hauts-parleurs émettent un crachotement puis une voix annonce le prochain arrêt. C’est une voix masculine teintée de l’accent de cette région, des intonations qui rebondissent, creusent des e à la fin des mots. La femme place un petit sac à dos sur les épaules du garçon, puis visse une casquette sur sa tête, il se laisse faire sagement. Elle l’imite et rassemble ses affaires, se déplace dans l’allée en s’appuyant sur les appuie-têtes des fauteuils, ballottée de gauche à droite. Le train ralentit, les habitations se densifient, s’intriquent en quartiers, s’élèvent en taille. La ville, même petite, mais la ville quand même. En plaçant son sac de voyage sur l’une de ses épaule elle visualise l’urne emballée dans une serviette de bain. Ses gestes se font plus précautionneux. Elle n’est pas seule, comme cette femme il lui faut prendre soin de quelqu’un. Elle observe la mère et son enfant du coin de l’oeil. La main qui époussette le menton plein de miettes de biscuits, celle qui replace la bretelle du sac à dos, les muscles qui se tendent pour se maintenir en équilibre tout en tenant les bagages. Pas seule, prendre soin, l’autre. L’autre. L’autre qui a besoin du geste, de l’attention, de la douceur. Faire comme pour soi et même mieux. Donner. Elle redouble d’attention en se déplaçant dans le couloir afin que le sac n’heurte pas les parois. Paume posée à plat contre le tissu, doigts écartés, en un geste protecteur. Comme font les femmes enceintes sur leur ventre rond. Le nom s’étale en lettres blanches sur une pancarte bleue. C’est bien ici. Le nom lui aussi semble tout à coup lointain, presque étranger. Une vague de déception lui serre la gorge, empoigne son estomac, un affaissement de l’intérieur. Cela aurait pu être ailleurs au final, n’importe où. Ce qu’elle a vu à travers la vitre lui a prouvé. S’accrocher à un nom même si il s’est vidé de sens. Voir Rome et mourir, pas pour Rome mais pour son nom, parce que l’on a eu l’habitude de ce nom. Elle n’y est jamais allée. Rome c’est quelques lettres. Elle saute sur le quai presque à contrecoeur. Immédiatement l’empreinte brûlante du soleil s’appose sur son crâne. Il lèche sa nuque, se loge dans ses cheveux, chauffe la peau qui est en dessous. Elle ferme les yeux, aveuglée par la blancheur du quai. L’air est rond, infusé de végétation sèche, du goudron tiède, de la machine bouillonnante à l’arrêt. Une réminiscence dans l’éternité de cette chaleur. Le menton en l’air, les paupières fermées face au soleil, elle regarde l’orange et le rouge qui se mêlent et se défont. Son corps aurait besoin de voir autrement, à l’aveugle.
ça pulse… hâte développements à venir !