Menaces

Assise à son bureau dont elle a totalement oublié la facture elle mâchonne le bout de son stylo se demandant ce qu’elle pourrait bien écrire à présent sa mère vaque à ses occupations domestiques son père est par monts et par vaux et par la fenêtre à six carreaux qui lui fait front (à moins que ce ne soit à quatre elle ne sait plus compter les nombres lui échappent à peine saisis) elle peut voir la ruelle et surtout surtout le mur menaçant de la maison voisine inhospitalière avec ses volets toujours clos et son grand portail vert attenant derrière lequel elle entraperçoit un jardin en friches aux hautes herbes envahissantes qui ont pris le dessus elle se dit qu’elle a bien de la chance d’être ici plutôt que là-bas en face elle ne le sait pas ne se pose pas de question elle mène une existence plutôt heureuse pour le moment comme sa grand-mère qui derrière la double porte-fenêtre qui mène au tout petit balcon cultive avec ferveur quelques plantes aromatiques des fleurs en pots également protégées des intempéries par une minuscule serre rafistolée si on se penche sur la rambarde de ce troisième étage un grand jardin foisonnant entretenu par les habitants de l’immeuble accès interdit aux enfants à l’horizon droit devant la mer encore visible pour quelque temps elle observe terrifiée la pluie qui tombe en hallebardes sur la chaussée entre deux barres d’immeuble c’est comme si le ciel déversait toute l’eau de la terre sur la cité aucun passant se risquant dans la rue aucun parent à l’horizon non plus et les torrents d’eau qui se déversent sur la ville lui font craindre le pire la mort par noyade les poumons inondés l’asphyxie elle est mouillée transie elle a si froid en dedans qu’elle se laisse emporter par les rivières fougueuses qui dévalent maintenant les rues et les trottoirs la grand-mère est morte quelqu’un d’autre occupe son espace sur le balconnet c’est sa belle-mère qui s’affaire à son tour avec soin à ses plantations de géraniums rouges roses blancs elle la regarde faire elle qui n’aime pas la terre elle voudrait comprendre au loin on ne voit plus la mer disparue elle aussi derrière tant de nouvelles constructions où l’horizon s’arrête peut-être n’y a-t-on jamais vu vraiment la mer peut-être était-ce une légende qu’on se raconte pour justifier combien la vie était mieux avant mais la voilà sur le trottoir à présent enfermée dehors et derrière les carreaux elle cherche un mouvement un indice un ultime souvenir de la fillette désœuvrée se moque bien du mur menaçant à qui elle tourne le dos c’est sa mémoire à elle qui est en friches sur la route morne et silencieuse elle ne croise personne parfois un chevreuil parfois une fouine ou un renard rarement un être humain des champs jaunis par l’été qui s’achève une forêt de sapins des virages dangereux des épingles en veux-tu en voilà et toujours toujours le silence la solitude la longueur du trajet les distances qui s’étirent un insecte qui s’écrase traçant une longue traînée visqueuse rougeâtre sur le pare-brise.

A propos de Chrystel Courbassier

Après avoir passé une partie de ma vie à Montpellier, j'habite à présent, et depuis 15 ans déjà, dans le petit département de la Lozère, sur le Causse, au milieu des moutons et des mouches. Je m'occupe de mes trois loulous et de ceux des autres au sein de mon activité professionnelle en pédopsychiatrie. Et quand il me reste un peu de temps, c'est au travers de l'écriture que je prends soin de moi (écrits autobiographiques, poésie, fictions). Je partage l'aventure de l'écriture avec quelques ami(e)s inscrit(e)s depuis longtemps comme moi aux Ateliers du déluge. Mardis soirs, week-ends, à la bibliothèque, chez l'une ou bien chez l'autre, en plein été ou sous la neige, de visu, par skype ou téléphone, nous partageons ensemble la même passion des mots et des histoires. Participer aux ateliers de FB depuis l'été 2018 se situe dans la continuité de cette démarche, pour aller toujours plus haut, toujours plus loin !

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