Mémoire morte

Assise à son bureau dont elle a totalement oublié la facture elle mâchonne le bout de son stylo se demandant ce qu’elle pourrait bien écrire à présent sa mère vaque à ses occupations domestiques son père est par monts et par vaux et par la fenêtre à six carreaux qui lui fait front (à moins que ce ne soit à quatre elle ne sait plus compter les nombres lui échappent à peine saisis) elle peut voir la ruelle et surtout surtout le mur menaçant de la maison voisine inhospitalière avec ses volets toujours clos et son grand portail vert attenant derrière lequel elle entraperçoit un jardin en friches aux hautes herbes envahissantes qui ont pris le dessus elle se dit qu’elle a bien de la chance d’être ici plutôt que là-bas en face (….) mais la voilà sur le trottoir à présent enfermée dehors et derrière les carreaux elle cherche un mouvement un indice un ultime souvenir de la fillette désœuvrée se moque bien du mur menaçant à qui elle tourne le dos c’est sa mémoire à elle qui est en friches (….)

Hypothèse 1 : OSER

Elle aurait osé appuyé sur la sonnerie de cette maison qui n’était plus la sienne, et où pourtant elle avait grandi et dont elle conservait des souvenirs vivaces, intimes. Une dame d’à peu près son âge aurait ouvert la porte, descendu les quelques marches qui menaient au portillon et lui aurait demandé à travers les barreaux ce qu’elle voulait. Elle aurait déballé son laïus préparé à l’avance, qu’elle avait vécu dans cette maison, qu’elle avait juste envie de s’approcher, d’en faire le tour voire plus si elle le lui permettait. La dame aurait regardé l’heure, encore le temps avant d’aller chercher les enfants à l’école, aurait hésité, fallait-il faire confiance, fallait-il se méfier, de nos jours, etc, puis aurait accepté d’ouvrir le portillon. Elle (l’effrontée) aurait contourné la maison en évoquant quelques images du passé, avant ici, c’était comme ça, à cet endroit, il y avait une cabane, un néflier, un bac à sable. Rassurée par la sincérité de l’inconnue, la propriétaire des lieux lui aurait proposé de pénétrer à l’intérieur, de prendre un verre. Elle aurait eu envie de tout voir, d’en explorer chaque recoin avec précipitation mais se serait retenue, se laissant guider par son hôte. Puis elle aurait cessé de parler, d’écouter, pour observer l’endroit, ce dedans qui n’aurait ressemblé en rien à ce qu’elle avait connu, cet intérieur si éloigné de sa mémoire, si étranger. Mettre fin au supplice, à la déception abyssale et rejoindre la rue, remportant avec elle ses questions restées sans réponse.

Hypothèse 2 : RETOUR DANS LE PASSE

Au passage de la porte vitrée, après la véranda, elle aurait tout retrouvé, le poêle de forme cubique trônant au milieu de la pièce avec son tuyau traversant le plafond, le canapé en skaï, la table rectangulaire de la salle à manger, les dalles de linoleum, l’aquarium posé sur le buffet, la table basse en verre, les aboiements du chien, les cris du petit frère, la mère affairée en cuisine, son chemisier blanc à gros pois colorés sous lequel on devinait des formes généreuses, l’odeur d’humidité, de tabac froid, le son de la télévision allumée, l’absence bruyante du père. Elle aurait retrouvé la petite fille effrontée, pleine de rêves et d’envies, la saveur de ses huit ans, ses joies enfantines, la sécurité de sa chambre, ses courses survoltées à travers l’escalier, ses frustrations, ses menus chagrins. Elle s’en serait enduit la peau, remplie les yeux, les oreilles, le nez, les poumons, la tête pour ne plus rien laisser échapper.

Hypothèse 3 : FIN HEUREUSE

Elle avait entendu raconter que quelques années avant sa naissance, un couple de personnes âgées avait été retrouvé poignardé dans la bâtisse aux murs menaçants, l’un dans son fauteuil de cuir brun, l’autre à la table de la cuisine devant sa tisane verveine-menthe. Une dizaine de coups de couteau chacun — pour sûr, on ne voulait pas qu’ils survivent ! Aucune trace d’effraction n’avait été relevée ni aucun objet dérobé. L’enquête avait duré plusieurs mois sans qu’aucune piste valable ne soit envisagée ni aucun coupable arrêté. Une rumeur avait circulé dans la ruelle, chez les voisins alentours, mettant en cause les petits-enfants des victimes, au nombre de trois. On les avait surpris un dimanche après-midi quittant la maison de leurs aïeux avec pertes et fracas. Les ragots s’étaient multipliés à l’envi avant de se taire complètement au bout de quelques mois. Alors ce jour-là, pour combler l’ennui de ce mercredi sans projet, elle aurait demandé à son frère aîné d’escalader le mur de la maison d’en face avec elle pour aller visiter le jardin voire plus s’ils s’en sentaient le courage. Ils y seraient allés une fois, puis deux puis trois avant d’y occuper toutes leurs fins d’après-midi, après l’école. Ils auraient fouillé, le jardin, d’abord, puis seraient parvenus à pénétrer dans la maison par une fenêtre brisée, en auraient exploré les recoins, les cave et grenier, y auraient passé des heures à jouer à se faire peur, avant de découvrir une trappe dissimulée sous un vieux tapis oriental. Sous la trappe, ils auraient découvert un sac rempli de louis d’or et de pièces Napoléon dorées également. Il auraient mis un certain temps avant de partager leur précieuse découverte avec les parents. S’y seraient repris à plusieurs fois pour leur fournir toutes les explications requises. La mère aurait pleuré, le père aurait beuglé, les auraient traités de tous les noms avant de se radoucir, le petit frère n’aurait rien compris et se serait mis à crier de plus belle. Ce n’est que passée la tempête, au bout de quelques jours et quelques centaines de scenarii différents, d’hypothèses diverses, que les parents auraient fini par tomber d’accord pour garder le trésor. La fameuse demeure était abandonnée depuis des années sans qu’ils n’aient jamais vu personne sans préoccuper alors… Et puis ils se trouvaient si endettés que ce trésor tombé du ciel leur serait apparu comme un cadeau de la providence. Ils auraient remboursé tous leurs créanciers, renfloué leur compte en banque, réparé le camping-car pour pouvoir partir en vacances en famille, cessé de songer à se séparer, renouvelé leur vœux de mariage, le père se serait même montré plus présent à la maison et la mère n’aurait ainsi jamais contracté de maladie fatale.

Hypothèse 4 : L’AMNÉSIE

Elle aurait organisé un jour ce pèlerinage dans l’objectif de ramener les souvenirs à sa mémoire. Non pas juste retrouver des détails, des sensations, des couleurs, mais tout, tout ce qui avait fait sa vie avant l’âge de dix ans. Elle aurait tout perdu. Les souvenirs se seraient volatilisés, envolés, ils auraient disparu du jour au lendemain sans laisser de trace. Ainsi, elle aurait parcouru la cité de son enfance, en long, en large, en travers, cheminé dans ces rues, ces quartiers dont on lui aurait parlé, regardé partout autour d’elle à la recherche d’indices, observé les maisons, les trottoirs, les murs menaçants, les demeures abandonnées, les jardins en friches même le ciel, aurait tenté de reconstruire sa ville, de la remettre en mots, en images, en odeurs, en vain. Le trou serait resté noir et la mémoire vide.

A propos de Chrystel Courbassier

Après avoir passé une partie de ma vie à Montpellier, j'habite à présent, et depuis 15 ans déjà, dans le petit département de la Lozère, sur le Causse, au milieu des moutons et des mouches. Je m'occupe de mes trois loulous et de ceux des autres au sein de mon activité professionnelle en pédopsychiatrie. Et quand il me reste un peu de temps, c'est au travers de l'écriture que je prends soin de moi (écrits autobiographiques, poésie, fictions). Je partage l'aventure de l'écriture avec quelques ami(e)s inscrit(e)s depuis longtemps comme moi aux Ateliers du déluge. Mardis soirs, week-ends, à la bibliothèque, chez l'une ou bien chez l'autre, en plein été ou sous la neige, de visu, par skype ou téléphone, nous partageons ensemble la même passion des mots et des histoires. Participer aux ateliers de FB depuis l'été 2018 se situe dans la continuité de cette démarche, pour aller toujours plus haut, toujours plus loin !

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