Celle dont je ne savais rien, mais qui hantait les récits familiaux, celle que je n’ai jamais connue, mais qu’on appelait tante sans qu’on dise jamais de qui elle était la tante, celle dont on parlait comme si ses décisions pesaient toujours sur la vie quotidienne, celle qui menaçait de déshériter tout le monde, celle qui promettait son héritage aux autres, celle qu’on disait méchante et menant grand train avec son attelage de chevaux, celle dont il ne restait même pas une photo, celle qu’on appelait par son nom d’épouse sans jamais mentionner son prénom, celle qui n’avait jamais eu d’enfant, celle qui a ce titre était introuvable dans les registres d’état civil, celle dont on racontait à mots couverts des bribes d’histoire, celle qui avait été la petite bonne d’un médecin lyonnais de cinquante ans son aîné, celle qui avait hérité du médecin lyonnais dont on disait qu’elle avait eu un enfant caché, celle dont on disait le mari doux et effacé, celle qui avait fait de sa plus jeune sœur sa servante, celle qui s’entourait de vieilles filles sans enfant.
Celle qui était postière, habitait Thiers et ne parlait pas aux enfants, celle qui a pris un chien pour compagnon dans son grand âge, celle qui n’a jamais eu une seule ride, celle qui était fantasque, institutrice de classe unique dans un hameau perdu, celle qui avait des sautes d’humeur et suivait des régimes, celle à qui les enfants jouaient des tours, celle qui est morte subitement un jour de 1968, celle qui lisait des romans policiers et enseignait dans un lycée technique de Firminy, celles qui passaient leurs vacances à la campagne, mais ne savaient ni traire les vaches, ni couper les choux, encore moins récurer la trayeuse avec des orties, battre le beurre ou nourrir le cochon, celles qui faisaient parfois les foins abrités par de grands chapeaux de paille de citadines aux champs, celles qui n’offraient jamais de cadeaux aux enfants, celle qui était proviseure dans un lycée quelque part et conduisait une voiture dont je ne me souviens plus la marque ni la couleur, celles qui possédaient des bois hérités d’ancêtres ou plantés par leurs soins pour placer leurs économies, celles qui se méfiaient des hommes, abhorraient le tabac et l’alcool et celles et ceux qui s’y adonnaient, celles qui, ferventes républicaines, ne croyaient pas en Dieu et détestaient les curés, mais ont peut-être flanché dans leurs dernières années, celles qui ont toutes terminé leurs vies chez ma tante dont elles ont sans doute fait leur héritière, celle qui a épousé un gestionnaire de bois, pépiniériste et vendeur de sapins de noël, entreprise qu’a repris le seul de ses deux fils qui s’est marié, celle qui pensait qu’un seul mariage par génération était bien suffisant et deux enfants (pour la sécurité) un maximum, celle qui pensait que les célibataires « tiennent les murs de la maison »
Celle que j’ai retrouvée à force de m’écorcher les yeux sur les microfilms des dénombrements de population des archives départementales du Puy-de-Dôme et les mauvaises photocopies que produisait le lecteur pour un euro (avant la numérisation complète des archives généalogiques), celle dont j’ai remonté pas à pas le parcours du hameau de Bournier où elle était née en 1863, au 22 rue des remparts d’Ainay à Lyon, à St Étienne, au hameau de la Chevalerie où elle est morte en 1949, celle qui avait été la servante d’un médecin célibataire (un certain Jérôme Vacher mort à 88 ans), fils de meunier natif de l’Isère, qui n’avait qu’un frère avec lequel elle a sans doute partagé l’héritage, celle qui s’était mariée, à 40 ans au village, comme « rentière » avec un employé des postes et télégraphe qui travaillait dans la même rue que le médecin lyonnais, celle qui avait épousé le fils d’un gardien de la prison de Lodève dont les frères étaient militaires, celle qui avait toujours vécu en ville et n’était revenue s’installer au village qu’au moment de la retraite de son mari, celle qui était l’amie de celui qui avait perdu la ferme de sa mère par incurie et ivrognerie, avait obligé ses enfants à la racheter tout en restant le maître, celle qui tenait toute la famille de son petit frère en respect, celle qui était la sœur aînée de mon arrière-grand-père, se prénommait Marie Antoinette et n’était sans doute qu’une fille pauvre qui avait voulu sortir de la misère et prendre sa revanche, celle dans la maison de laquelle j’ai passé les premiers mois de ma vie.