Martha se dévisage

En fermant les yeux, Martha revoit très bien le visage de cette grand-tante dont elle habite la maison. Un long visage aux modelés doux, sans finesse, aux cheveux blancs sages attachés au bas de la nuque. Impossible de voir le sien, elle ne se voit pas, ou plutôt si, elle se voit, mais avec ce visage usurpé dont elle sait qu’il n’est pas le sien, mais qu’elle s’imagine avoir en vivant dans cette maison.
De plus en plus souvent elle se demande comment les autres la voient, comment ils se souviendront d’elle. Ce n’est pas ce qu’elle voit dans la glace ou sur des photos, ou peut-être que si. On ne voit pas son propre visage en fermant les yeux, alors qu’il est facile de voir ceux des gens qu’on aime même morts.

Elle a toujours eu des problèmes avec la reconnaissance des visages. Il doit lui manquer cette zone du cerveau qui est, paraît-il, affectée à cette fonction. C’est très gênant, elle n’aurait jamais pu être politicienne quand il faut demander à brûle-pourpoint :
– comment allez-vous ? Et votre femme Alice et vos enfants Jules et Edmond ?
Cela fait tellement plaisir aux gens lorsque vous les reconnaissez. Ils savent qu’ils comptent.
– vous devez vous tromper, je crois. Ma femme est morte et s’appelait Noémie.
Quelle honte quand on fait erreur !
Même ses voisins, elle ne les reconnaissait pas toujours, mais souriait et saluait tout le monde. Les gens ne s’y trompaient pas à cette stratégie de myope. Ce qu’ils veulent c’est la vraie reconnaissance, celle qui montre que vous leur portez intérêt, que vous connaissez aussi le nom de leur chien et la marque de leur voiture. Peut-être ne leur portait-elle pas assez d’intérêt ?

Parfois elle se demande comment les personnages publics vivent de changer de visage au fil du temps, les acteurs de se revoir jeunes dans les vieux films. Prenez le visage de Brigitte Bardot dans Le Mépris et son visage en défenseuse des phoques. Immédiatement vous avez de la peine pour elle. Martha se disait qu’elle avait de la chance de n’avoir jamais été jolie et pourtant son visage la préoccupait plus désormais qu’il ne l’avait jamais fait avant. Avant, il y avait tout le reste, la silhouette, les mots, les mimiques, la vivacité, l’éclat du regard. Mais maintenant qu’elle était réduite à un visage et à un corps sans véritable grâce ! La voix n’était pas encore trop altérée, mais même sa démarche avait changé. Comment la voyait-on ?

Elle sait qu’il y a de la bienveillance dans son visage, on le lui a souvent dit. C’est cela surtout qui la fait ressembler à sa grand-tante dans ce qu’elle voit en fermant les yeux. Une certaine mollesse des traits, les paupières tombantes. Rien d’acéré, de pointu, de piquant. Pas de pommettes hautes, pas de nez aquilin, pas de lèvres étroites. Elle se sentait plutôt bienveillante à l’égard de ses semblables même si on lui reprochait autrefois d’être un peu trop directe dans son expression et de ne pas ménager ses interlocuteurs dans une discussion. Elle n’en a plus la force, reste à cultiver la bienveillance, car elle sait que tout ce qu’elle pourrait garder en elle transparaîtrait en aigreur chiffonnée qui marquerait les traits. Pleurer, mourir avec un visage bienveillant pour faire mentir sa mère qui lui disait « tu es laide quand tu pleures ».

Faire bonne figure, c’est de cela qu’il s’agit, car le visage est pour les autres, pour les appareils (photographiques ou de reconnaissance faciale). Elle sait bien qu’elle n’a pas accès à son propre visage. Elle voit toutes les parties de son corps comme les voient les autres, mais pas son propre visage.
Il s’agit de continuer à faire bonne figure, à se composer un visage et ce visage de sa grand-tante l’y aide. Elle en adopte la coiffure, les poses. Cela l’aide à se retrouver dans les moments où elle se perd. Pour le moment personne ne s’est vraiment aperçu qu’elle a de plus en plus de mal à reconnaître les gens comme à trouver ses mots. Elle a toujours eu du mal à remettre un nom sur une tête, mais maintenant elle n’emploie plus tous ces stratagèmes d’avant. Une photo de groupe, ou de courtes descriptions des traits saillants des uns et des autres avec les noms dessous qu’elle révisait avant les réunions. À force, ça rentrait et elle faisait illusion avec de la mémoire. Maintenant elle a besoin aussi de se représenter qui elle est.

A propos de Danièle Godard-Livet

Raconteuse d'histoires et faiseuse d'images, j'aime écrire et aider les autres à mettre en mots leurs projets (photographique, généalogique ou scientifique...et que sais-je encore). J'ai publié quelques livres (avec ou sans photo) en vente sur amazon ou sur demande à l'auteur. Je tiens un blog intermittent sur www.lesmotsjustes.org et j'ai même une chaîne YouTube où je poste qq réalisations débutantes. Voir son site les mots justes .

8 commentaires à propos de “Martha se dévisage”

  1. beau texte… mais attention de rester dans le labo, de le laisser accumuler des pistes pour plus tard, copeaux arrachés, on aura tout le temps de les laisser se rejoindre dans la narration ! mais on va certainement les voir revenir, ces 2 personnages, merci donc !

    • Merci. Je reste bien dans le labo qui va me servir à tester des pistes plurielles pour approfondir-réécrire ce roman déjà écrit qui hante les ateliers depuis les premiers auxquels j’ai participé. « La maison de la tante Gal » (xieme titre provisoire) verra-t-il le jour cette fois ?

  2. déjà embarquée dans une histoire Danièle descendue de son bus court déjà … je l’aime cette Martha

  3. la vérité de cela : le visage qui n »existe que par le regard des autres,
    la crainte de cela que l’on projette au devant de ceux qui ne nous connaissent, l’espoir qu’avec les années l’intérieur sculpte cette chose un peu terne qui n’était pas notre oeuvre