MARIE

Sur l’écran plan américain yeux noir corbeau deux bras de soie dix ongles roses silence solennel année 1980 mois mars mais sous les hanches tiens est-ce possible une seule jambe une canne à la main gauche tenue pour supporter le poids pourtant léger voici donc debout devant mille personnes et un micro MARIE de surdimensionnées lunettes appuyées sur de délicates oreilles une magnifique magnifique tête rebelle et frisée mais derrière la peau de frêles os qui s’effritent et c’est pourquoi l’amputation et c’est pourquoi la canne et cette voix mon dieu MARIE cette voix résolue que tu as cette présence affolante de lucidité MARIE c’est un hommage en forme de prénom donc puisque c’est ce qui vient puisque je te traîne partout avec moi quand il s’agit d’écrire mais pas que MARIE mais doute soudain un nom propre est-ce permis dites peu importe voici quand même MARIE comme la vierge mais non MARIE comme toi-même l’unique et la déterminée la clairvoyante et la féministe des décennies avant nous toutes tu aurais aimé le mot autrice alors MARIE autrice poète voici qu’elle met la canne en appui sur son avant-bras elle va parler regardez-la ouvrir les lèvres MARIE si jeune si brave regard au loin au-dessus de la mêlée voix posée et déposée en nous comme cette «plante déposée sur l’enclume un oiseau chante dans le store et la brise de mes cheveux me lie au goût de pomme et de poussière» dit de cette voix sans faille ni tremblement dit aussi d’un endroit où toi MARIE tu ne crains plus rien de la mort ça s’entend qu’il n’y a plus rien à redouter ou presque ou presque puisque MARIE mais oui MARIE aussi maladivement amoureuse alors quand il chuchote couché nu sur la surface des draps blancs et sous le ventilateur qui envoie une légère brise sur les corps ce MARIE si émouvant dans la chaleur de juillet ce MARIE si épuisé dans la bouche des autres si renouvelé dans la sienne surtout lorsqu’il laisse couler d’entre ses lèvres entrouvertes le doux I de MARIE en remontant le drap vers le cou tu t’effondres et tout en toi à partir de ce moment-là cette seconde où il dit ce MARIE douloureux à entendre sera à jamais tourné vers cet effondrement tourné vers cet homme que tu espéreras pendant cinq ans même l’amputation sera moins compliquée que son indifférence seule possibilité écrire jusqu’à épuisement pour moins souffrir de son absence ainsi tu notes page 114 « je sais maintenant que chaque instant est un tombeau » et tu sais ça toi qui seras morte trois ans après cette phrase MARIE morte MARIE si jeune MARIE c’est à n’y rien comprendre MARIE ce prénom d’ailleurs que nous portons toutes ici à la naissance comme deuxième prénom MARIE alors oui nous te portons toutes encore un peu en nous et maintenant des lieux dans cette ville portent aussi ton nom MARIE et voici que tu écris juste avant de mourir «Écrire ne pas écrire dépasser limites et formes fixes moyen d’investir le réel pure fiction» ça ne pouvait pas mieux tomber aujourd’hui MARIE.

A propos de Julie Bouchard

Née à Montréal. Y habite toujours. Mais est-ce que cela dit vraiment quelque chose sur quelqu'un? Le 18 février dernier a tout balancé (enfin, principalement l'emploi) pour écrire en quelque sorte "à temps plein". Mais c'est pas gagné. Et c'est ça qui est merveilleux.

14 commentaires à propos de “MARIE”

    • merci à vous – elle s’appelait Marie Uguay, décédée à 26 ans, mais elle a eu le temps de marquer ici les (enfin certains) esprits (heureuse et honorée de vous la présenter)

    • merci Brigitte – ses journaux (que je lis en ce moment d’où hommage) ont été publiés plusieurs années après sa mort, et on y découvrait alors une réflexion incroyablement profonde et émouvante sur l’écriture, la vie l’amour la mort. Marie Uguay.

      • Merci Chantal. Chez Boréal, journaux et poèmes. Aussi disponible sur le site de l’ONF, le film de Jean-Claude Labrecque, quelques semaines seulement avant son décès.

    • Je vois ce commentaire… vraiment en retard 😉 Désolée. Merci. Et c’est Marie qui avant tout est magnifique.

    • Merci. J’ai toujours envie de parler d’elle pour qu’on ne l’oublie pas. Librairie du Québec à Paris, sans doute. Sinon Marché de la poésie, mais juin l’année prochaine, ça.

  1. Je ne connaissais pas du tout Marie Uguay. Je vais chercher un peu (sur le net dans un premier temps)
    J’ai fait une association avec Danielle Messia, décédée elle aussi très prématurément, et elle aussi talentueuse.
    Merci pour ce texte très fort.

    • Merci à vous. Ici aussi – ici en Amérique – on la connaît peu, je crois. Enfin, certains la connaissent de nom, mais je crois que peu l’ont vraiment lue. Je ne connaissais pas non plus Danielle Messia. Merci à vous, donc, je vais aller me renseigner sur elle.

  2. Je viens de passer une partie de l’après-midi avec Marie Uguay que je ne connaissais pas. j’ai regardé le film qui lui est consacré, écouté les poèmes qu’elle lit en 1980 à la nuit de la poésie. Quelle exigence et quelle passion pour la vie ! Votre texte est un bel hommage. Merci de nous l’avoir fait découvrir.

    • Oh, que je suis touchée, que vous me faites plaisir. Et que je suis contente d’avoir pu partager un peu de Marie. Merci à vous.