# Mardi | Médée reloaded, 3 extraits

Dans un monde tout juste en avance sur le nôtre, une femme, en retrait des maisons, à l’abri de la foule, observe une autre femme qui porte un masque à la place du visage, une seule émotion figée : la fureur. La première femme ne joue pas encore le rôle de consolatrice que doit lui imposer la société : enjoindre la résilience plutôt que la souffrance, plutôt que le deuil. La seconde femme, c’est Médée. Tout le monde la connaît, on sait qu’elle est prête à tuer ses enfants : c’est la mauvaise mère, la femme jalouse, la femme folle. Dans ce nouveau monde un peu en avance sur le nôtre, elle reprend son ancien rôle, son vrai rôle : c’est une femme en exil, elle a traversé l’océan sur une barque, elle a reçu l’asile politique, elle s’est mariée, elle a eu deux enfants. Un jour, l’homme qui lui a offert l’exil, l’hospitalité comme on dit à nouveau maintenant, lui annonce qu’elle doit partir, que son mari la quitte pour être protégé par un nouveau mariage, qu’on lui prend ses enfants. Dans cette ville, un peu cachée des regards, une femme regarde une autre femme, une mendiante, une migrante, une sans papiers. On va la ramener à la frontière, lui confisquer tous ses effets. Elle n’a nulle part où aller. Il ne lui reste que sa colère.

Elle dit : Je suis morte !

Je me dis que le glas sonne parfois avant la mort elle-même.

Elle dit : Il me reste Médée !

Je me dis que le reste est ce qui compte, le reste de mer, de terre, de fer, de feu, de foudre.

Ou la fuite.

Tu hésites à t’enfuir ?

Elle dit : Je me vengerai d’abord.

Je me dis la vengeance, la colère, la fureur criminelle, pense à la Colchide, souviens-toi la violence.

Elle dit : Pour quel crime ? Pour quelle faute ?

Je me dis elle accuse Créon d’une injustice, sans réponse de sa part il a tous les torts, l’arrêt de mort, l’exil, le destin rapace et versatile.

Elle dit : Je suis coupable Créon mais tu savais que je l’étais.

Je me dis oui il savait oui.

Écrire pour résoudre la question du je suis, pour noyer la question du je suis – dans l’écart, la distance, la violence – dans le monstre, la vengeance, le poison, le meurtre – rejoindre au plus profond de soi ce qui enfle, qui s’avance – par les mots, le vertige, la pensée, le gouffre, la langue, son irrésistible aspiration.

Écrire pour convoquer la sidération, se glisser dans le miroir, célébrer la légende et être tout à la fois – la femme humiliée, la femme répudiée, la femme sorcière et vengeresse – plonger dans le spéculaire – porter le masque, suivre le pas de danse, monter sur un char à l’assaut du soleil. La Colchide est loin : gagner son rivage antique.

A propos de Olivia Scélo

Enseignante. Bordeaux. À la recherche d'une gymnastique régulière d'écriture.

2 commentaires à propos de “# Mardi | Médée reloaded, 3 extraits”

  1. « Écrire pour résoudre la question du je suis, pour noyer la question du je suis – dans l’écart, la distance, la violence – dans le monstre, la vengeance, le poison, le meurtre – rejoindre au plus profond de soi ce qui enfle, qui s’avance – par les mots, le vertige, la pensée, le gouffre, la langue, son irrésistible aspiration. »

    oui. très beaux textes.

Laisser un commentaire