Marché aux Puces de Montreuil

Pas de son dominant. Pas loin, les pneus des voitures chuintent sur le Boulevard périphérique où chacun s’efforce de conduire à moins de 70 km/heure. Pas de crissement genre freinage brutal avant choc accident fatal. Pas de fracas de tôle suivi de sirènes de pompiers hurlantes. Non pas aujourd’hui. Ça roule au fond. En contrebas, invisibles quelques insultes de chauffards et klaxons d’énervés. Les décibels des moteurs six cylindres quatre temps des poids lourds, estompés. Gros camions mous, puissants et lents. Sons graves, sourds, bourdonnant sur le A3 voisin, direction Roissy, d’un aéroport à l’autre. Pas loin de la Porte de Bagnolet et des échangeurs, les Puces de Montreuil.

Pas de langue dominante au marché aux Puces. Du guttural de l’arabe, des mélodies douces du bambara, des syllabes françaises, plates, mornes. Des mots écorchés, amputés d’un bras syllabe, d’une jambe conjugaison, vitalisés par les accents. Des langues entre deux continents, trois pays, quatre parents et le reste. Et les corps, des corps qui parlent, se parlent, se faufilent, s’agglomèrent. Et encore et toujours reviennent des rues voisines, s’en mêlent les vibrations de moteurs détraqués et débridés des scooters. Leurs immortels conducteurs jouent de la manette d’accélérateur, jouent au plus bruyant, au plus… Le plus gros trou de la chaussée défoncée, au tout début de l’Avenue de Paris, parfois fait se cogner un pare-choc contre une carrosserie, un pot d’échappement contre un châssis. Métal contre métal. Crissement mal aux dents. Ça résonne de l’oreille à la mâchoire. Ça rentre par l’oreille, ça ressort pas. Comme un cri étouffé.

Pas de son dominant. L’essentiel du relief de la bande son ne provient pas de la circulation routière, non, mais des voix, des choses, des voix des choses. Agglomérat de bruits presque indéfinis de la ville, indistincts du marché. Bien sûr, identifiables les musiques des marchands de CD. Haut parleur de piètre qualité sans grave ni aigu. Pourtant il aguiche le badaud avec des tubes entrainants, des musiques loukoums, des mélopées de mosquée. Parfois du rap, mais plus rare, c’est moins consensuel. Et partout dans les allées, entre les marchandises, ça parle, ça discute. Les corps se croisent, se frôlent, marchent, s’arrêtent, se touchent, ne se touchent pas, repartent. Quel bruit fait un corps qui en frôle un autre ? Quel bruit fait un sourire ou une poignée de main ?

Pas de chien qui aboie, pas d’oiseau qui piaille, pas de chat qui miaule. Pas d’animaux sauf peut-être des mites à cause de l’antimite omniprésent dans les sacs de fringues. Mais c’est silencieux les mites, même lorsqu’elles sont présentes et mangent. Pas de bruit de mastication des mandibules des mites. Pas comme les vrombissement des moustiques, d’ailleurs il n’y a pas de moustique ici.

Pas de bruit dominant, sauf quand un enfant pleure. Là, sanglots dégoulinants ou ravalés, cris, hurlements, voix de tête haut perchée. Et la mère qui demande de se taire, qui doucement va aller du timbre cajoleur et enrôleur à gueuler de se taire, d’arrêter là tout de suite sa colère, qu’il n’aura pas ci ou ça, qu’il n’aura pas non, qu’il y aura ça par contre, si ça continue. La voix des mères en colère, ça recouvre pour un temps tous les bruits de pas de ceux qui trainent des pieds, des clic clac de tatanes, des talons plus secs de semelles de cuir plus rigides. En hiver les nez reniflent, éternuent, les gorges toussent. Mais aujourd’hui on est en été et les sons sont ce qu’ils sont, plus aériens, plus volubiles. Sons ballon. Et aujourd’hui et par tous les temps, des mots. Des mots lancés, jetés, soufflés, criés, échangés …Des je veux, des c’est combien, des c’est trop cher, des oui, des non, des ça vient d’où, des comment ça marche, des c’est trop petit, des ça sert à quoi ça, des j’ai faim, j’ai soif, j’ai chaud, j’ai froid, j’ai mal, des mais si, des mais non, des d’accord, des pas d’accord…

Pas de son dominant. Parfois des fous rires d’un groupe de copines. Des rires qui se donnent la main, qui rebondissent, des rires à faire rêver de redevenir jeune, vite, là sur le champ. Des rires à aimer la vie, à envier la vie qui crie la gaité pour le plaisir de s’entendre rire, d’entendre le bruit que ça fait dans son corps, du bruit que ça fait sur les autres corps, sur les autres bruits qui deviennent là aussitôt riquiqui. Ces rires profonds, ils créent des vibrations légères, ils secouent le ventre, qui là présentement ne gargouille pas. Pas de bruit de boyaux qui digèrent ou ont faim, mais de grandes grappes de rires magnifiques et moches. Cette joie volatile des filles déclenche les formules toutes faites des vendeurs dragueurs. Les éclats de rires féminins et les mots des vendeurs masculins ne formeront dialogue collier ricochet. Non, la bande de filles s’esclaffe, s’esquive, s’échappe avec ses rires moqueurs. Ces Reines du Monde vont et viennent, vont à côté, vont essayer des bracelets, des bracelets qui cliquettent, qui tintinnabulent. Non ce n’est pas fini pour elles mais c’était l’épisode fées clochettes. Pas durable le rire des filles de quinze ans. Non mais le bruit du rire des filles dans les oreilles, ça ressort pas.

Pas de bruit dominant, mais le vent dans la bâche toiture du stand qui claque, un peu, la fermeture de la serrure de portière de la camionnette, les pieds du siège du vendeur déplacé en trainant sur le bitume, les plis de la toile sous les marchandises qui virevolte un peu, un peu, pas beaucoup, parfois pas du tout.

Pas de bruit dominant, mais le bruit personnel et caractéristique des objets. Un vase en porcelaine reposé sur un plat rond en aluminium, choc des matériaux, le ressort remonté d’un réveil mécanique, les pages tournées d’un épais livre couverture rigide, le claquement de la une d’une BD, les fermetures éclair d’un blouson de simili cuir, le scratch d’une basket ôtée rapidement, le son du verre brisé d’un fin et petit flacon lâché par mégarde, les serrures des valises de carton, les pales d’un ventilateur derrière leur grillage, les couing-couing de la girafe Sophie dans les mains du petit dernier qui trainent de plus en plus sa fatigue un interrupteur électrique de lampe de chevet, le fermoir du couvercle d’une vieille boite de gants en bois peint, le pschitt d’un diffuseur de parfum, le son sec d’un briquet pour allumer un bâton d’encens, le cintre métallique reposé sur un portant métallique aussi, l’emballage en papier transparent arraché, la cinquième de Beethoven en sonnerie de téléphone, des pièces de monnaie rendues, un étui à lunettes refermé, la chute d’un trousseau de clés, le tout léger ronflement du bébé endormi dans le dos de sa mère africaine, le batteur-fouet manuel à œufs à la neige, le déploiement d’un éventail et le battement d’ailes d’un papillon…

Non je ne suis pas sourde. Pas encore.

A propos de Pascale Sablonnières

photographe autrice et professeure dans une école d'arts plastiques, j'écris. j'écris, en lien ou pas avec des images, en lien ou pas avec des œuvres visuelles, ou avec ce qui se passe ou ne (se) passe pas. http://www.pascale-sablonnieres.fr/ https://montreuilsurpage.blogspot.com/ https://dungesteverslautre.blogspot.com/

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