Chapeau de feutrine, veste trois quart grise et regard fixé sur l’objectif, tu poses sur le pont, accoté à la margelle, aux côtés de ton père. Une imposante bâtisse de pierre grise datant de 1620 te fait face et dans ton dos, un champ et un bois de chênes. Tu es fier. En haut des marches de l’entrée apparait ton fils, revenu d’Afrique, dont tu attends le courrier chaque semaine. Tu admires son teint hâlé, sa détermination et la voiture achetée grâce à son travail. Ta fille cadette vient te présenter son fiancé américain, tu pressens déjà son départ pour un continent bien trop lointain pour toi. L’ainée, jeune mariée, s’installe avec son mari au premier étage, dans la chambre donnant sur les écuries.
Deuxième de la fratrie, tu es né à l’aube du siècle dernier. Classe 20. En 1918 tu es apte, envoyé dans l’infanterie loin de Saumur où tu résides avec ta famille. L’armistice est signé, tu as fait peur aux Allemands comme tu aimes le raconter. L’histoire est belle.
Au crépuscule tu rencontres une silhouette échappée des ombres du bois, apeurée par des jours d’emprisonnement. D’un geste vif tu lui indiques la direction de la rue et lui donnes des vêtements chauds. Dans ton lit, enveloppé par l’obscurité, tu trembles encore de ton geste.
L’alarme hurle, transportant les peurs cachées en écho. Des bottes luisantes défilent au rythme militaire devant ta fenêtre. Elles claquent sur le sol pavé, font briller les yeux des enfants. Tu leur demandes de rentrer, vite, vite, tu les grondes presque. Tu n’as plus le choix, il te faut partir, abandonner la maison, le café déjà muré et tout recommencer.
Tu effleures le poirier, attentif aux bourgeons naissants, aux branches malmenées par le vent océanique. Tu parcoures les allées de plantations, regardes rougir les fraises. Tu observes le ciel et dans tes yeux se noient tes pensées. De tes ancêtres, journaliers, tu as les gestes et l’instinct du moment propice pour les plantations, pour la cueillette mais tu doutes, toujours. Une goutte s’écoule de ton front jusqu’à ton cou. Il pleut comme il a plu la veille, une fine averse t’obligeant à rentrer. Enfant, tu courais sous la pluie.
Gober les œufs dans le champ de luzerne, en culotte courte et en cachette. Courir sans entendre l’appel de ta mère. Tu suis les pas de ton frère, ses conseils et ses bêtises indifférent aux soucis de tes parents. Ils ont acheté, face à la Loire, l’Hôtel des Trois Ancres, en difficulté et cousent eux même les serviettes de table.
Ton visage est pâle, ton corps amaigri et tes mains ne peuvent plus accomplir les tâches du jardin. Tu soupires devant le miroir, las des visites chez le médecin, à la pharmacie, las des médicaments à avaler. Ta gorge retient la toux. Ce matin tu t’es pesé : 60kg500 avec ta veste. Tu manges bien pourtant.
Devant la devanture à l’enseigne « Chez Marcel », tu aimes discuter avec l’épicier voisin en attendant les habitués à la débauche. Dans la salle du café, les conversations des joueurs de belote s’échauffent. Le dimanche matin c’est le plaisir d’aller acheter des huîtres au marché, de partager un casse-croûte de fromage frais et ail vert avec tes enfants. L’après-midi, tu joues au rugby à treize et rapporte un gros bouquet de pâquerettes à ta femme.