Voutée sur la table, ses mâchoires claquent. Sa langue aspire. Ses joues jouent les tambours de machine à laver. Les yeux fermés, absents au monde. Des reniflements, des coups métalliques contre la porcelaine, des déglutitions sonores, humides, répétées… Les liquides, les solides, le visqueux, le comestible se trouvent emportés dans un siphon impitoyable. Un aller sans retour pour cette énorme cuisse de poulet à la peau craquelée, dorée et suave. Aucune chance d’en réchapper pour ces carottes habillées d’un sari indien odorant. Un cliquetis de dents contre les os du poulet, un roulement de tambour entre deux joues pour les carottes.
Un rouleau compresseur affamé dévore tout, les yeux perdus, le cerveau drogué par l’apport soudain de nourriture.
Une main pressée et seule au monde saisit un pot de fromage blanc en verre, en sorti d’énormes cuillerées luisantes, puis la générosité laiteuse disparait, engloutie par une bouche aussi pressée que la main.
Le fromage blanc resté sur la lèvre supérieure se dirige vers la pointe de la langue avant de s’engouffrer vers les entrailles affamées d’un corps rougissant. Les épaules voutées, le regard absent, en transe, elle flotte là quelque part entre la faim et l’orgie.
La honte pleine de fromage blanc éclaire l’intérieur de son œsophage, poursuit sa route déterminée vers des gouffres inconnus. Les fraises posées sur la table, charnues, sucrées s’organisent en masse : une dans chaque joue, encore une place sur la langue et la valse reprend son rythme. Les fraises roulent entre les restes de fromage blanc, la langue accroche quelques grains de sucre roux, rescapés du champ de bataille buccal.
Le cou semble grandir, s’allonger, se déformer pour les besoins du combat.
Elle mange, le corps en révolution, à peine camouflée par des mèches de cheveux coupables et prudes.
Courbée sur l’assiette, le corps affamé fait escale entre deux souffles, puis recommence à saisir, engloutir, aspirer, fermer les yeux pour mieux sentir les morceaux de chairs se répartir en lui.
De minuscules morceaux de viande aux relents de fraise et de fromage blanc sucrés s’évaporent de ses dents comme une petite brume rose. La nourriture prend toujours le dessus sur la parole. Pendant qu’elle tait, elle dévore. Son cerveau, lui, fonctionne à une vitesse folle. Les laitages rendent son raisonnement prudent, alors que les fraises décuplent son sens visionnaire.
Les phases de jeûne ne sont pas rares chez elle. Lorsqu’elle lutte avec l’absurde, son corps entier disparait. Ne reste d’elle que sa faculté de penser et son obsession de vérité. La faim finit par la terrasser en pleine réflexion. Acculée, elle se contente de ce qu’elle trouve sur le moment, un sandwich, une barquette de frites brûlantes, un milk-shake, un reste de pizza froide racorni sur un bureau.
Manger.
Ne redevenir qu’un corps.
Épique.
fascinant ce qu’elle se fait avec la bouffe, combien ça modifie son monde, et l’anorexie purificatrice tout près…
Bravo pour ce rapport au corps « viscéral »
Il me revient une vieille maxime qui disait: mange ta main et garde l’autre pour demain