Goûter à la paix, déguster la tranquillité, manger du silence.
S’il est un plat ou une préparation culinaire qui comble cet appétit, ce ne peut être que la soupe. A commencer par celles de ma grand-mère et de ma mère, complètement liquides, jaunâtres, fades dans mes souvenirs d’enfant parce que synonymes de dimanches soirs pluvieux, de tristesse programmée, de promesse d’un repas familial ennuyeux et silencieux. Soupe à la grimace.
Consommé, potage, velouté, bouillon sans yeux et sans parole.
Dans cette soupe basique et liquide, la prédominance de ces légumes radiculaires que sont les pommes-de-terre, les navets, les carottes, les topinambours, de ces tubercules cueillis là-même où l’on enterre nos souvenirs, où se trouve notre destinée, cette présence nous ramène à notre condition. Et passe un chiffon humide sur le tableau noir de nos rêves d’enfant.
Soupe aux choux, soupe de courge, soupe courte, soupe de haricots, soupe au fromage, soupe à l’oseille, soupe aux pois chiches, soupe aux pois cassés, soupe d’orties, soupe de purée de lentilles, soupe de purée de navets, soupe de purée d’oignons, soupe de vermicelles, soupe à la paysanne…
La rusticité peut nous étrangler ou nous libérer, ça dépend de notre rapport au silence. Les bruits, ces « slurp » plus ou moins sonores, plus ou moins affirmés, il se peut qu’on ne les entende même pas. Les laisser exister entre le tic-tac de l’horloge normande et les aboiements incessants des chiens, dehors, pour qu’on la leur serve, la soupe. Pas vraiment un silence, du coup, plutôt une absence de paroles, un mutisme obligé. Une armée d’anges et de diables qui passent et repassent au dessus de la table en bois trop grande. Même si l’on fait chabrot avec une rasade de rouge. Ignorer le bruit de la soupe chaude qui passe de la cuillère à la gorge. Mais on peut aussi être tenter de le taire, voire de s’en amuser (1).
Pour devenir vivante, la soupe a besoin de parts solides. Le liquide coule, l’eau passe sous les ponts comme le vent emporte les paroles. Les rochers font obstacle au torrent dans un grondement, la cime des arbres joue avec la bise dans un sifflement. Quelle curieuse relation existe-t-il entre la présence de morceaux solides dans la soupe et la volubilité qui apparaît ? La minestrone, la soupe au pistou, la soupe de poutine à la Niçoise et la bouillabaisse ne sont pas des plats pour muets. Bien au contraire, la mâchouille nous ouvre les cordes vocales, l’activité mandibulaire nous débouche les esgourdes, la multiplicité des saveurs nous aère le cerveau.
Et la vie reprend quelques couleurs, les dimanches soirs deviennent moins tristes, les visages s’éclairent, les sourires apparaissent, les mots s’échappent. Et l’on se rend compte qu’il existe d’autres jours dans la semaine, qu’on peut discuter de tout et de rien. Que la soupe peut etre savoureuse.
« La bonne soupe d’Arsule, une pleine écuellée que les bords en étaient baveux, puis encore une, avec tous les légumes entiers, avec les poireaux blancs comme des poissons et des pommes de terre fondantes, et les carottes, et tout le goût que ça laisse dans la bouche. » (Jean Giono, Regain).
(1) Il y a une trentaine d’années, je me suis retrouvé à sillonner les routes polonaises au volant d’une camionnette au sein d’un convoi humanitaire dont l’objet était d’amener des colis de médicaments et de vêtements aux confins de cette contrée si peu hospitalière en début d’hiver. Nous étions une vingtaine de chauffeurs, la virée était minutieusement organisée et nous dormions dans des logements le plus souvent collectifs, salles de réfectoire, coins de gymnase, dortoirs divers. Un soir, nous nous sommes arrêtés dans un monastère qui nous accueillait. Des Bénédictins, je crois. Invités à partager un repas frugal qui se résumait en une soupe comme plat unique, nous avons découvert un immense réfectoire où régnait un silence absolu puisqu’il ne leur était pas permis de parler dans ce lieu. Au cours du repas, pour une raison aujourd’hui oubliée, quelques uns d’entre nous avons été pris d’une irrésistible envie de rire. Pour cacher cet excès incontrôlé afin que nos hôtes ne se sentent pas moqués, nous avons essayé divers subterfuges qui n’ont eu pour effet, au final, que de décupler notre fou rire. Bien que riant à gorges bâillonnées, nous étions véritablement gênés. Jusqu’à ce que nous nous rendions compte que les moines nous entourant, affichaient un sourire de connivence voire, pour certains, partageaient avec nous ces rires étouffés. Je n’ai jamais connu d’histoire drôle aussi muette, ni de soupe aussi joyeuse.
Ce texte est une très belle revue sensorielle. On voit la soupe, on la goûte on la sent mais on l’entend également. Merci pour ce très bon moment !!!
Merci. Au final, nos sens sont notre meilleur refuge.
comme quoi l’envahissement numérique a du bon, quand même, s’il nous permet de nous retrouver ensemble dans ce silence frère !
C’est vrai. Goûter au silence, parfois, c’est aussi râler…
Magnifique cette promenade en pays soupe ! Merci, Jean-Luc.
Moi qui en mange chaque soir d’octobre à mars, elle me manque tout à coup. 🙂
Merci. Chez moi, le pistou estival nous cause de belles suées aussi.
« Goûter à la paix, déguster la tranquillité, manger du silence ». Merci beaucoup pour ce voyage. Un vrai régal d’émotions, la soupe sans sel de mes arrière-grands-parents me rend visite tout à coup !
Heureux qu’ils t’aient rendu visite. Merci.
De la soupe à la grimace à la soupe-sourire, beau voyage en assiette creuse.
Merci Laure.
merci de cette soupe tellement savoureuse qui laisse la nostalgie des dimanches soir. Un régal.
Merci. Mais je ne sais toujours pas si j’aime les dimanches soirs…
Ahah j’adore la note (1) que j’ai lue à la fin, soudaine et brusque entrée de la joie là où on ne l’attendait pas
Merci. Je trouvais la soupe un peu fade…