Ai vu le jour un matin d’hiver quelque part dans une qui aujourd’hui n’est plus, ai vu le jour avant de voir la nuit, première fille après un garçon autant dire donc très attendue, moment de bonheur partagé sourires sur les photos et dans les souvenirs des uns et des autres, ai commencé à materner cinq ans plus tard avec l’arrivée d’un petit frère, ai grandi dans un semblant d’harmonie familiale avec un soupçon d’illusion et une bonne poignée de mensonges, ai rêvé d’être une star de chanter de danser comme Madonna, ai vaguement souhaité avoir une petite sœur une confidente puis le Réel est venu frapper de plein fouet ma petite existence égoïste de fillette préservée quand les parents se sont déchirés puis séparés sans mot sans explication sans préambule, ai connu les passages arbitraires d’une maison à une autre avant le grand fracas celui qui m’a définitivement fait redescendre du petit nuage de mon enfance pour me propulser à terre la maladie la mort la mise en terre pas la mienne pas encore, ai perdu la moitié de moi-même, n’ai plus connu qu’une maison un enchaînement de maisons de belles-mères de deuils la solitude aurait préféré ne pas voir le jour pour ne pas avoir à connaître ceux-là ces jours de nuit de noirceur de laideur, ai brillé à l’école en toutes circonstances, l’école havre de paix quand à la maison tout vacillait, ai fait semblant encaissé supporté la violence le rejet la honte de ne plus avoir de mère, affronter l’apitoiement la compassion la condescendance des autres, pauvre petite !, devenir femme sans accompagnement, fuir la prison paternelle à dix-huit ans, commencer à revoir le jour, respirer, entrer à l’université, trouver ses marques ses amis profiter de la liberté d’une chambre d’étudiant puis d’un premier chez-soi, séduire tomber éternellement amoureuse s’engager ne jamais être seule, avancer sérieuse loyale et obstinée, choisir un métier auprès des plus fragiles, enfants adolescents blessés dans leur être, abîmés dans leur chair, tenter de réparer la petite fille en soi, se retrouver enceinte paniquée, donner la vie à trois reprises, faire un peu comme elle en somme, apprendre à être mère, celle que l’on peut, savourer le plaisir le bonheur la chance d’avoir une petite fille après deux garçons puis l’envie parfois encore de tout laisser tomber, connaître à nouveau à l’occasion cette douce mélancolie, sensation de vide de manque impossible à combler ce mal-de-mère impitoyable incommensurable presqu’indicible, crouler sous le poids des responsabilités des contraintes l’épuisement l’impression de ne servir à rien, d’être une impostrice une incapable, se demander chaque jour comme Jean Oury ce qu’on fout là au travail comme à la maison, n’avoir pas de réponse à donner, douter de tout, ne rien savoir mais continuer, les années d’analyse, l’écriture comme exutoire, l’écriture bouffée d’oxygène, mener une vie au pas de course entrecoupée d’instants de respiration, d’instants d’écriture de convivialité, être avec les autres les êtres chers, aimer les gens leurs faiblesses leurs distorsions leur faillibilité leurs incohérences jusqu’à leur mal-être, tout ce qui les fait humains et tenter l’indulgence envers soi-même.
Merci pour ce beau texte sincère qui coule comme une seule ligne des fracas aux lumières (j’ai cru remarquer la présence récurrente du mot « jour »).
Oui bien sûr, ce n’est pas un hasard! Merci pour ces remarques et votre lecture si attentive.