Il avance. Sur son dos, il porte sa vie en coquille d’escargot. Une spirale sur laquelle il s’enroule et se vit. Une condamnation, sans qu’il le sache, à se coller contre sa paroi tout au long de son existence. Ses réalités s’y empilent et la vérité se pervertit. Sur un sol en flux, par l’ombre de fragments d’instants volés au présent passé, les liens se meuvent et se déforment. De chaque détail, Il devient la sentinelle. En l’absence d’un réel, il se perd dans un passé qui n’est plus. Il porte en sa courbe des personnes rencontrées, des lieux croisés aux adresses parfois tronquées ; il en garde les plaisirs, les relents, les vicissitudes jusqu’à en épaissir sa coque. Plus de cinquante années de calcairisation.
Il y a ce champ à trous où la terre veut l’avaler. Il a à peine trois ans, fragile sur ses jambes à force de marche contrainte. Il angoisse de tomber encore, que la terre lui croque les fesses. Sa main se cale dans celle de son grand-père. Entre creux et pleins, il tient l’amour en paume.
Il y a cette pharmacie, à la devanture plantureuse. Il entre et demande un renseignement alors qu’il prospecte. On le jette dehors avec quelques insultes en forme de « Crime de lèse-majesté ». Si on lui demandait de dessiner la pharmacie ; il crayonnerait le pharmacien. Il commencerait par ses lunettes, deux hublots cerclés d’écaille prolongés d’un appendice à outrances, et puis des lèvres empâtées par les mots soufflés.
Les années s’attachent à lui. Il grimpe quelques barreaux d’une échelle qu’il a entrevue au dos d’un journal spécialisé. Il sort la tête de sa coquille et se retrouve dans un fauteuil, une tasse de café à portée de main, face à un bureau directorial en surplomb d’une avenue de Paris. Le second café après celui pris au Drugstore Publicis. Là où il y a du monde, beaucoup de monde ; là où s’étend un non-lieu avant qu’il n’explose ailleurs. Il vit une fin de recrutement mené tambour battant, avec en poche un bout d’horoscope du Quotidien de sa province auquel il accroche de temps en temps son index droit. De la pointe du doigt, il se perfuse assurance et confiance. Il s’enivre de l’odeur des cuirs ; ses pupilles se gavent de la lumière feutrée des baies et les mots échangés donnent du goût à la pointe de sa langue.
D’un étourdissement, il s’enroule à l’arrière-cour de son enfance. Deux tortues badinent puis se disputent une feuille de salade mâchée. Un combat s’engage à ses pieds sur les pierres grises. Un cri, grand comme le monde. Ça vient de chez sa petite copine ; quatre à quatre, il monte les escaliers étroits et en bois de pin. Il y a un poêle à pétrole, une chemise de nuit en flammes de Nylon. En-dessous : Patricia. Il s’enfuit au loin. Les émotions fortes donnent le tempo et la direction.
Une mesure d’anneaux empile d’autres années. Il recherche une maison à louer en campagne lyonnaise : une ferme. On lui dit : « C’est trop grand pour vous, ce n’est pas ce qu’il vous faut. » Elle présente pourtant un beau jardin aux allures de champ, à l’herbe tendre et au sol sans trous. L’escalier en larges pierres de Bourgogne cadre son assise ; un toit imposant la protège du défi des vents, et des aléas. On lui répète : « C’est trop grand ». Un temps de silence, et puis : « pour vous ». Il se recroqueville.
Il se blottit à l’ombre de l’auvent d’une caravane rangée face au lac de Chalain. Il y a Monique, la grande fille de son grand-père. Une femme impériale et impérieuse, à la mèche hollywoodienne. La plage devient lieu de tournage ; le baiser de rouge à lèvres rouges sur la joue : cinématographique ! La caravane propre et rutilante garde sa porte ouverte. Personne ne l’invite à en franchir le seuil. Il pense « Loge d’actrice » et sourit à Monique avec respect, du haut de ses dix ans.
Une autre femme surgit de sa spirale : l’associée de cet homme qui se tient à ses côtés. Elle porte en frange un regard glacial et trône face à lui dans un fauteuil immense et laid. Elle le jauge et veut en imposer. Il ne retient qu’un appartement vide, froid, stérile. Il perçoit l’absurde et le ridicule de la situation à la démesure des accoudoirs, à la fenêtre au paysage absent, à la pièce étroite et au verrou clouté sur la porte d’entrée. Une lumière blanche, crue, identique aux paroles prononcées, les chapeaute de son plafond ramassé. Il comprend qu’elle et lui sont amants et qu’ils copulent là, à leurs dérobades professionnelles.
Des noms de villes et de villages s’imbriquent : Ruffey-sur-Seille, Soisy-Sous-Montmorency, Enghien-les-bains, Arras, Paris, La Garenne-Colombes, Vaugneray… Il y a la permanence de ces fenêtres à petits carreaux qui font si chics et qui demandent l’attention d’un nettoyage méticuleux. Il y a des jardins à potager d’où naissent tomates, haricots verts, plats, et petits pois. Il y a ces escaliers qui conduisent à une cave ou à un grenier, un martinet accroché à l’entrée… pour les chats ! Il y a des volets avec des « Z » et des fenêtres à soufflet. Il y a une arche entre la cuisine et le salon sous laquelle des baisers s’offrent et se déposent. Il y a un vieux fauteuil anglais chiné, en cuir patiné où se lisent les mots du gros dictionnaire. Il y a la salle à manger imposante, tenant l’espace d’une pièce où, chaque matin, chaque midi, chaque soir, on mange. Il y a une chambre qui lui est toujours réservée même si elle a l’allure d’une remise. Il y a un grand café, des photos encadrées, une table, un homme chauve assis qui sourit à l’objectif. À ses côtés, parfois, une grande jeune femme : « L’américaine », baptisée ainsi par sa grand-mère. Il y a la télévision, une photo de lui petit sur le napperon. Il y a les trois tiroirs du buffet avec leurs clichés rangés des époques révolues. Il y a des armoires, baraquées comme les gars de la mine, des piles de linges : draps, torchons, serviettes. Là se tient le trésor de famille maternelle. Il emporte en pensées des objets, des meubles ; ceux qui se transmettent et se donnent en bouts de lieux et en parcelles d’amour. Il prépare à son tour une maison de bric et de broc et ne sait plus, à cet instant, où elle se trouve.
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