#enfances #01 | Madame Spar, Jésus et Madame Burdin

Madame Spar, c’est une silhouette d’ombre qui se tenait derrière le comptoir de son épicerie où seuls miroitaient les grands bocaux à bonbons à l’avant plan. Elle avait le cheveux court, portait un tablier, ne se démarquait pas de son environnement sombre. J’allais chez Madame Spar le soir après l’école. Passant chez ma grand-mère, celle-ci me chargeait d’une « commission » -une bricole- à aller acheter chez Madame Spar. Madame Spar n’était pas son vrai nom, mais celui de l’enseigne de la petite boutique de quartier où elle oeuvrait. Elle vivotait. Spar, c’était surtout le mot qui s’étalait sur les timbres remis après achat. Timbres qu’il s’agissait ensuite de coller sur un carnet en vue d’obtenir un lot. Spar, c’est le goût de la colle légèrement désagréable et sucré qui persiste sur la langue après collage. Aujourd’hui, en lieu et place de la boutique de Madame Spar, il y a un rond point.

Jésus sentait mauvais. Il puait. Il portait avec lui cette odeur des caves à fromage de l’entreprise. Une odeur de moisissure active, celle des croutes de fromage qu’il frottait, dont il retournait les meules. Avant de sentir Jésus, on l’entendait. Sa voix tonitruante qui gueulait, roulait des vagues de sabir franco espagnol auquel on ne comprenait rien. Aussi, il avait souvent l’air furieux. Il portait un tablier blanc, son attribut de commis. Mon père et ses frères portaient des blouses grises. Il était court et sec, nerveux. Il avait le nez fort, de petits yeux clairs. Il vivait seul. Quand il n’était pas dans les caves, il poussait un diable d’un pas enragé. Quand il ne gueulait pas, il se faisait engueulé.

Madame Burdin, c’était l’ennui. Je ne me souviens pas de sa voix. Mais un ennui gentil, bienveillant. Un ennui gris. Elle avait la bouche lippue. Une bourgeoise. Une bourgeoise quasi impotente. Je la vois dans son lit quand elle me recevait. Mais je la vois debout aussi, habillée, bijoutée quand elle venait déjeuner chez nous le dimanche midi. Mon père allait la chercher. Elle portait un gilet en poil de chat qui lui tenait chaud, une inaltérable coupe de cheveux à la Mireille Mathieu et une odeur d’urine l’accompagnait. Madame Burdin était incontinente. Parfois j’allais chez elle le mardi soir pour la nuit. Je devais m’habiller. On devait m’habiller pour m’assortir à son intérieur douillet. son prénom, je ne l’ai jamais su. Ce qui me reste d’elle, une petite broche en or en forme de dragon avec un oeil en rubis. Elle m’aimait bien, elle n’a jamais invité mon frère. Moi pas vraiment. Je l’observais. C’était un autre monde, Madame Burdin, un autre monde que le mien.

A propos de Stéphanie Buttay

L'écriture accompagne depuis toujours ma pratique du dessin et de la couture. Voire, elle les précède : création de livres d'artistes notamment avec l'ami poète Werner Lambersy. Représentée au Musée de la création Franche à Bègles et au Prieuré Saint Cosme pour le Livre pauvre, j'ai publié aux éditions du Carnet du dessert de lune et dans la revue Cabaret.

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