Je suis sortie du ventre de ma mère un jour de neige. Dommage fille et dommage rouquine. J’ai laissé dire, fait semblant d’avoir le choix et on a fini par m’accueillir. J’ai remué, vu virevolter des drôles de formes blanches qui étaient mes mains, gazouillé, jubilé de ma gorge qui vibrait et de ma bave qui roulait, rugi, fait pousser une dent, puis une autre, commencé à mordre, mal. Le cap de la morsure a été délicat et reste inégalement franchi. J’ai aimé m’assoupir dans les voix, les éclats, les murmures, j’ai respiré ma langue et m’y suis établie, parlé tôt et beaucoup, beaucoup trop, à ce qu’on m’a dit. Je me suis redressée, suis tombée, relevée, j’ai convoité trop d’objets, grimpé, rattrapée, grimpé, collée au lit, encore grimpé, échoué, retombée, pleuré. Chanté dans les ramages verts du papier peint, chanté dans le soleil qui filtrait. J’ai étreint un ours, rongé une girafe, redouté un hippopotame. Et je me suis endormie.
J’ai clapoté dans des bassines, dîné de beaux cailloux et voyagé sur les bateaux du jardin d’acclimatation. J’ai adoré le jardin d’acclimatation. Adoré le mot jardindacclimatation. Quand j’ai lorgné mon bébé sœur j’ai compris mon insuffisance et me suis effacée. Cela doit être à ce moment que j’ai commencé les rêveries, appris à lire, écrit des poésies assez ridicules sur les animaux, trompé comme je pouvais l’ennui de l’école, aimé sans retenue mes copines. J’ai évité ma petite sœur, accueilli mon petit frère, retrouvé ma sœur, pas lâché mon frère. Suis tombée d’un arbre, survécu de justesse. J’ai étreint des bibliothèques, mordu mes lèvres, redouté le couvre-feu, commencé à mentir. Pour lire. Commencé à fumer. J’ai toujours du mal à arrêter ces choses que j’ai commencées, rêver, fumer, lire la nuit, aimer les ours, les girafes et mes amis. J’ai séché les cours, péroré au troquet, vomi les maths, navigué en français, emmerdé le monde, crêpé mes cheveux et teint mes lèvres en bleu, ricané sans compter, déclamé No Future. Exploré avec une complice les souterrains du lycée à la recherche du fantôme de Boris Vian. La tendance à visiter des lieux en ruine interdits au public a perduré assez longtemps. Parfois, j’ai étreint ceux que je n’aimais pas, mordu ceux que j’aimais, redouté le vide, adoré me mentir, écrit mes détresses en secret.
Puis j’ai refoulé les tristesses et perdu le fil des études, rencontré n’importe qui et fait n’importe quoi. Dans la foulée, travaillé n’importe où, très peu écrit. Partie en voyage pour cesser de rêver mais partout où j’allais j’étais toujours là, il a fallu m’y faire. J’ai étreint l’altérité, mordu dans l’inconnu, redouté les lignes droites, admiré les mensonges, écrit nuit et jour, écrit dans les bus, les avions, les bateaux, écrit dans les patios. J’ai encore tous ces carnets que je n’ose pas regarder par peur de faire face au mur de derrière. Revenue grandie, quitté Paris viré vers l’ouest, repris des études, bûché d’arrache-pied, écarté la littérature insatiable, été diplômée, travaillé, travaille, travaillera dans les temples de la folie. Été archéologue de moi sur un divan. Essuyé une rupture, geint à l’écrit, eu marre d’écrire pour geindre et marre de me raconter des histoires sur moi, marre de dire je. Repartie en expédition archéologorrhéique.Succombé à une passion sans retour, revenue quand même. Rêvé d’une discussion avec le fantôme d’Aragon. Me suis jurée de ne plus jamais négliger les livres et tenu ma promesse sans le moindre effort. Rencontré nouvel amour et enfanté un enchantement. Au fil des années j’ai vu effarée effondrée des gens partir j’ai vu curieuse séductrice des gens arriver. J’ai écrit en cachette. J’écris un peu cachée. Je m’interroge sur les rapports entre écrire et étreindre, écrire et mordre, écrire et rêver, écrire et mentir. Je suis presque certaine de toujours trimballer en deçà des métamorphoses un ours, une girafe et un hippopotame.
J’aime beaucoup ce texte, sa sincérité, sa fantaisie, son humour… on peut aller loin en compagnie d’un ours, d’une girafe et d’un hippopotame !
Merci ! Je suis touchée par votre accueil 🙂
Très beau texte plein de « mordant »! J’aime beaucoup l’expression « expédition archéologorrhéique », me demande moi-même si je ne devrais pas y repartir encore pour quelque temps…
Merci de votre commentaire en clin d’œil ! Quant aux expéditions, ce sont aussi des aventures de langage, on en sort pas 😉
Un régal à lire, à relire en s’y glissant entre sourires et contentement ! Merci pour ce texte.
Je suis très touchée de votre promenade chaleureuse et complice dans mon texte. Merci encore, CM Le Guellaf 🙂
J’aime beaucoup votre texte, qui m’a touchée. Le rapport au monde que j’y lis, le rapport à la fratrie, morsures, essais, clapotage, refoulement de tristesses, étreinte, écriture en cachette ou cachée… et ces animaux qui accompagnent vos métamorphoses, que j’imagine compagnons, peluches, doux-doux… Quel plaisir !
Merci Marie-Rose Mattiani. Depuis cette première version, j’ai retravaillé ce texte jusqu’à une troisième, essentiellement sur la forme. Je pense que ce que vous y avez lu avec justesse n’a pas changé. Je suis très sensible à la manière dont vous attrapez le fil des affects, votre lecture est douce. Merci encore.