« Ma petite Eva, que vous êtes gentille d’avoir si bien fait briller l’argenterie.
– Je ne suis pas spécialement petite, ni à vous d’ailleurs.
– Mais qu’est-ce qu’il vous prend , ma petite Eva ? »
Eva aurait tant aimé répondre ainsi. Mais non, elle a poursuivi la conversation comme si tout était normal et naturel, comme s’il n’y avait pas eu de « Ma petite Eva ». Elle s’est mise à rêver aux réponses qu’elle aurait voulu faire :
« Vos pseudo marques d’affection sont bien condescendantes »
« Nous n’avons pas gardé les moutons ensemble »- pour répondre par une autre expression toute faite .
« Je vous appelle « madame » depuis des mois, pourquoi ne pas en faire autant avec moi ? »
« Si vous voulez que je continue à briquer votre intérieur, appelez-moi grande et vénérable Eva ! »
« Je sais que cela vous arrange que je nettoie votre maison de fond en comble, y compris les toilettes, les poils dans la douche et la poubelle à vider, et tout cela pour un salaire peu attractif, mais un peu de retenue tout de même. »
Mais aucune de ces phrases n’était parvenue à se former dans la tête d’Eva au moment opportun ; à vrai dire, surprise par le « Ma petite Eva », celle-ci était restée sans réaction, elle était demeurée la « perle » gentille et travailleuse qu’elle avait toujours été. Cette surprise qu’elle avait éprouvée, en même temps qu’elle était piquée au vif par l’expression de sa patronne, Eva l’examinait maintenant et la retournait sous tous ses angles. Pourquoi être surprise finalement ? Que croyait-elle auparavant ? Que cette personne la considérait comme son égale ? La gentillesse, les chocolats reçus à Noël , les compliments sur la bonne tenue de la maison, elle avait été bien naïve de considérer tout cela comme des marques de respect, d’avoir l’impression d’être sur un pied d’égalité.
Mais peut-être Eva faisait-elle grand cas d’une expression innocente qui d’ailleurs avait été employée avec tant de naturel. « Est-ce que je prends tout de travers, je me complais peut-être dans un statut de victime ? Peut-être a-t-elle voulu seulement me montrer qu’elle m’aimait bien, sans aucune condescendance ? » Elle ne lui avait pas dit sur un ton acerbe « Ma petite Eva, vous avez laissé de la poussière dans le salon. » Dans ce contexte-là, l’expression aurait pris un sens critique et serait devenu presque menaçante .
Mais « Ma petite » on peut le dire à quelqu’un de plus jeune que soi, à une jeune fille quand on est une vieille dame ou à un enfant quand on est un adulte. Eva avait sensiblement le même âge que sa patronne. Et aucun ami ou collègue n’aurait employé ce terme avec elle. L’expression était donc bien humiliante sans même la volonté d’humilier, comme si elle correspondait à un état de fait établi qu’Eva avait ignoré jusque là.
Etait-ce vraiment la surprise qui l’avait empêchée de réagir ? Eva n’aimait pas le reconnaître mais savait qu’il y avait là un peu de lâcheté. Bien sûr, elle avait besoin de ce travail, mais on avait besoin d’elle aussi et si « Madame » souhaitait la congédier, Eva n’aurait aucun mal à trouver du travail ailleurs. Alors quoi ? Pourquoi accepter « Ma petite Eva » ? Pour ne pas faire de vagues, pour être l’employée idéale, celle qu’on apprécie ?
Et si on la rappelait ainsi, elle ne répondrait rien.
c’est le jeu – on doit jouer – sinon on ne joue plus et on sort (j’ai vu hier un film « La grande ville » (Satayajit Ray, 1963) avec une espèce de problématique semblable – il y a près de 60 ans – on ne sait pas bien si l’affaire nous est contemporaine d’ailleurs (mais si : l’expression « un salaire peu attractif » est bien de nos années vingt-vingt…) (on dit aussi : le petit personnel…) (oui,voilà, qui « on » ?)
« Eva n’aimait pas le reconnaître mais savait qu’il y avait là un peu de lâcheté. »
Le premier mouvement de prise de conscience et les formulations de ce qui aurait pu être. Et puis non finalement le « ligotage » qu’on s’impose à soi-même, la « servitude volontaire ». Tout un monde à sortir de cette contradiction. Une histoire peut-être ?