#LVME#14 Faire archive

Faire archive

La blogueuse pensait que les vies étaient faites de lieux et d’histoires et se demandait ce qui disparaissait le plus vite des lieux ou des histoires; les lieux changeaient, se transformaient quand les histoires s’effaçaient soit que les gens les oublient, soit qu’ils disparaissent eux-mêmes. La blogueuse était surtout habitée par la conscience de sa propre disparition qui lui semblait bien plus proche que celle des lieux ou des histoires. Quand il n’y aurait plus personne pour observer et raconter, il ne resterait rien.

Pendant cette période-là, la blogueuse croisait quelquefois l’agent recenseur du quartier qui lui disait son stress de ne pas parvenir à obtenir tous ses questionnaires remplis avant la date fatidique du 15 février. La blogueuse s’apitoyait avec ce retraité de grande taille adepte du billard. Au fond d’elle-même, elle n’était pas mécontente de cet échec de l’Insee à faire parler les gens. N’était-ce pas le signe de ce repli sur soi jaloux et méfiant qu’elle observait partout ? N’était-ce pas le signe qu’elle faisait œuvre utile à essayer de percer le mystère de ces histoires de vie qui sans elle disparaîtraient ?

Elle se demandait aussi si Georges Perec avait inventé toutes les vies de l’immeuble qu’il décrivait dans « La vie mode d’emploi » ou s’il avait fait une enquête consciencieuse. Elle avait une drôle d’histoire avec ce livre pour l’avoir acheté dès sa sortie, offert à l’homme avec qui elle vivait et jamais lu. Le réel, les méandres des vies réelles lui semblaient toujours tellement plus stupéfiantes que les vies inventées.

C’est alors qu’elle reçut un message de l’autre bout du monde (du Brésil) d’une nièce qu’elle n’avait pas revue depuis 36 ans qui la replongea dans l’histoire d’une rupture familiale et les lieux du petit village de son enfance quitté depuis plus longtemps encore, mais où sa nièce avait passé son enfance et son adolescence. La nièce à l’histoire plus lourde que ne peuvent en porter la plupart des humains : deuil du père, inceste par le beau-père, suicide d’un oncle, deuil de la mère, suicide du beau-père, doutait de la vérité sur son grand-père qui n’aurait pas été celui qu’on lui assignait. Plus rien de matériel n’existait de ce passé, toutes les maisons avaient été vendues, tous les grands-parents étaient morts, plus aucun des protagonistes n’habitait plus le petit village, plus rien ne subsistait que les romans écrits par l’oncle suicidé qui évoquaient beaucoup d’histoires plus ou moins fictionnées, mais pas celle du mystérieux grand-père. Quelle mission que de retrouver la source d’une aussi vieille rumeur ! Sans doute n’aurait-elle rien entrepris si elle n’avait été convaincue non pas que les histoires nous survivent une fois tous les protagonistes disparus, mais que les secrets dissimulés ou inventés peuvent gâcher la vie. Qui avait un jour menti, peut-être cent ans avant, pour venir encore troubler la vie des descendants cent ans après. On parla tests génétiques (interdits en France comme au Brésil), on échangea des noms de témoins potentiels, chercha leurs coordonnées sur internet, reçut des accueils mitigés, refit lien avec des amis ou des parents perdus de vue, on n’abandonna pas.

La blogueuse y trouva un grand réconfort. Dans ce monde où tout disparaissait, se transformait si vite, où une information chassait l’autre, il restait au creux des consciences des traces et des liens qui persistaient. Et si on prenait la peine de le raconter, on faisait archive et inscrivait quelque chose de ténu, mais d’irremplaçable dans une grande mémoire du vivre ensemble.