Quand on entre dans la pièce, on ne sait pas où regarder, où poser l’œil. L’ensemble des murs de la pièce est tapissé d’affiches nombreuses, de morceaux de textes ou de post-it qui forment comme un un océan de signes, la cartographie d’un lieu habité, où les pensées et les vies se seraient inscrites sur les murs, les mots dans chaque interstice, des pages de livres déchirées et des citations venant se confondre et se superposer pour arriver, dans cette pièce lumineuse, sur le pan de mur vers où converge et se repose le regard, la photographie noir et blanc d’une famille souriante, installée en étages dans l’escalier d’une maison ancienne qu’on devine en arrière-plan.
Il y a sur la gauche un enfant souriant, photo couleur de fin d’année en classe;
il y a une affiche sérigraphiée d’un concert post punk ayant eu lieu à Genève;
il y a une affiche de Bansky, keep your coins I want change, un homme dans la rue, polysémie de l’attente, de la demande, de la révolte dans ces quelques mots, I want change, comme ceux qui le matin patientent à l’arrêt de tram, demandant de la monnaie pour un sandwich, du changement pour l’avenir et qui toujours continuent à dormir dans les entrées d’immeubles, à l’abri temporaire du vent;
il y a cette photo d’une jeune fille qui porte une bougie, sorte d’ange ou de première communiante, figure pâle que l’on imagine au bord d’une fenêtre, mélancolie des soirs de brume, une photo echappée d’un vieil album de famille, qu’une ancienne tante avait achetée par lots à une brocante printanière dans le Jura, héritage dans les cartons transmis ensuite à la mère, photo exhumée à la faveur d’une fouille en règles au momet de l’adolescence, à la recherche d’origines douteuses qui fabriqueraient une histoire romantique, un mystère de soi enfin explicité;
il y a cette affiche Caca Pipi talisme, Au caniveau, affiche au visuel réalisé à l’occasion des manifestations contre la loi travail;
il y a déchirée une page de magazine, une déchirure comme une gueule ouverte, avec ces mots “au pays des vaches montbéliardes naissent des lions”;
il y a la photo d’un homme doté d’une barbe blanche et très longue, on le retrouve sur plusieurs photos, avec les années la barbe est de plus en plus longue, au dos, une mention de date indéchiffrable et quelques mots, “Barnabé devant la maison”, Barnabé qui n’a jamais coupé sa barbe de sa vie, on se demande quel voeu l’a conduit à ça, la promesse à une femme disparue, l’attente d’une fiancée jamais revenue;
il y a deux petits garçons assis sur les genoux de leur mère, à leur cou des rubans qui font comme des fleurs ouvertes sur leurs gorges;
il y a une photo d’ un homme assez jeune, aux yeux qu’on devine très clairs même si le cliché est en noir et blanc, au costume strict et propre, de ceux que l’on ne sort de l’armoire pour une grande occasion;
il y a une photo plus récente, en couleur, d’une jeune fille en short rayé multicolore se préparant aux premiers bains de soleil;
il y a celle d’un petit garçon, coupe au bol de l’époque en train de souffler ses bougies:
il y a au mur Sensation, le poème d’Arthur Rimbaud, “ par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers, picoté par les blés, fouler l’herbe menue, rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds”;
il y a juste en vis à vis la photo de Rimbaud à 17 ans, ses yeux clairs et son air déterminé;
il y a une feuille de papier défroissé avec ces quelques mots “soyons bienvaillants”;
il y a cette photo, tirage noir et blanc réalisé en une dizaine d’exemplaires, d’une famille massée dans l’escalier, comme autant d’étages et de strates de cette descendance souriante, un escalier moussu entre les marches duquel se faufilent mille lézardes, milles plantes vivaces qu’on ne prend plus le temps d’arracher, un escalier mille fois dévalé, au sortir de la maison que l’on aperçoit à l’arrière-plan, jusqu’à la citerne du jardin, où l’on plongeait les seaux pour aller arroser les framboisiers, où on se rafraichaissait l’été quand on n’en pouvait plus de rester derrière les volets clos et que le soleil tapait si fort que l’ombre du verger n’y faisait rien;
il y a, dans un cadre doré posé sur la télé, dans la maison aux escaliers, un petit garçon, souriant devant le sapin de Noël, avec à sa gauche un tableau peint d’une main inconnue, église de Boussières, 1947, tableau qu’on retrouvera plus tard chez le fils de l’occupante de la maison, quand la maison une fois vidée, chaises, armoires, meubles, sera vendue, et l’occupante disparue, tableau qui ornera le salon d’une autre maison, sans point de ressemblance autre que celui-là, un tableau qui a voyagé, avec une poignée de terre, une poignée de terre attrapée à plein mains, dans le jardin en contrebas de l’escalier, là où piaillent sur le tirage noir et blanc au mur de l’appartement les enfants et les couples installés en rangs turbulents, le jardin où enfants, on se protège du soleil à l’ombre des framboisiers et où on court se rafraîchir à la citerne, le jardin disparu;
il y a sur l’escalier, celui du tirage noir et blanc, une vieille femme qui rit aux éclats, avec à son côté une jeune fille, adolescente, queue de cheval et tâches de rousseur, au corps qu’on devine emprunté, aux gestes maladroits et empêchés, qui sourit timidement à l’objectif quand son aïeule, elle, s’en moque de découvrir ses dents, de froisser sa peau de son rire franc;
il y a, dans une poche de la jeune fille, une autre photo, la même vieille femme, pas tout à fait vieille, une date en coin, 1986, assise à la table de la cuisine, dans la maison aux escaliers;
il y a sur la table de cette cuisine, à la nappe aux couleurs passées, tasses de cafés, sucres, et petites cuillères, et sur le meuble du fond calendrier en tous genres;
il y a l’éphéméride accroché au mur de la cuisine, juste au dessus de l’évier, jeudi 23 janvier 1986, nous fêtons la saint barnard le soleil va se lever à 8h31 et il va se coucher à 17h33;
il y a la collection de Pèlerin Magazine empilé sur le radiateur;
il y a au dos de La vie magazine la promesse de vacances au soleil, “cet été venez en mai, Corsica l’île de toutes les beautés”;
il y a un marque-page Anatole Latuile en super grand frère;
il y a un carton de rendez-vous 16h service radiologie clinique Sainte Barbe;
il y a les titres d’un journal qui traîne sur table, l’Est Républicain, narguant l’oeil de ses gros titres, “réduction de la pauvreté: des associations somment l’état de respecter ses obligations, des pierres de soleil sacrifiées il y a cinq mille ans”;
il y a cette photo, sur le mur de la cuisine, les mêmes sourires que sur le grand tirage noir et blanc, peut-être le même jour, table de jardin sous le verger, grillades et barbecue, les verres se lèvent à l’attention du photographe, les bouches se tordent de rire, sous les arbres du verger, on devine les enfants qui tapent dans les ballons, juste au premier plan, elle encore, la vieille femme, celle qui les réunit, celle qui habite la maison, celle qui regarde et compte les morts, tous ceux qui sont partis depuis l’époque de la photo aux escaliers, est-ce bien normal de vivre encore quand il y a déjà tant d’enfants partis, et tous ceux qui la suivront de près;
il y a cette collection de sourires, dont le sien, qui se sont évanouis dans le temps, qui ne subsistent qu’ici, dans les liasses éparpillées des photos de l’album, et sur le mur de l’appartement du 4e;
il y a cette photo, glissée entre les pages d’un carnet, un des nombreux carnets de la jeune fille, son sourire et ses mains, son corps dans le fauteuil, et ces quelques phrases recopiées, une citation de Georges Bernard Shaw, “le seul sport que j’aie jamais pratiqué c’est la marche à pied quand je suivais les enterrements de mes amis sportifs”.
Merci pour tous ces Il y a… et les images que forment tes mots.
Merci Clarence pour ta lecture!