#LVME#04 | Pieds nus

Elle aime marcher pieds nus. Alors elle marche pieds nus le plus souvent qu’elle peut. Ses pieds lui racontent le sol, plus besoin de ses yeux qui peuvent se perdre ailleurs, ou bien juste un coup d’œil, puisque la peau des pieds ne lit pas les couleurs. Les sols changent avec les saisons, textures, teintes, aussi la chaleur, alors elle se promène pour vérifier tout ça ou juste pour que ses pieds trouvent de quoi s’abreuver de matières, de contacts. Ça commence au lever, ses pieds quittent le doux des draps et de la couette, les plis du tissu qu’elle a suivi, coincés entre deux orteils, entortillés, froissés, tirebouchonnés puis lissés dans un demi-sommeil ou un éveil rêveur. À partir du lever, ses pieds n’auront plus autant de liberté, il va falloir qu’ils soient au service de tout le corps, qu’ils le portent qu’ils l’emportent, le conduisent où la pensée le veut, qu’ils assurent la verticale cette station debout qui pose la tête humaine tout en haut de l’ensemble. Mais le matin, ça commence toujours de la même façon, ça commence par le parquet, juste au pied de son lit. Du bois, lisse et clair, sapin sûrement, huilé et non verni, pas isolé du bois par un film de brillance qui le rapprocherait trop de la froideur du carrelage, le parquet est toujours tempéré, jamais bouillant ou glacé, il donne, un peu comme l’air ambiant ou la lumière par la fenêtre, une indication de la saison et puis du temps qu’il fait, mais sans se faire abrupt. Entre les planches, parfois un petit espace, souvent indécelable par la plante épaissie par les contacts rugueux avec les autres sols. Le ménage n’étant pas son activité préférée, il y a souvent des grains de sable, des poussières, un peu de terre, des petits bouts de plantes ramenés du jardin. Quand une chose la gêne, elle frotte sa plante de pied sur le mollet de l’autre jambe et ça lui suffit bien, ses mains à elle sont là pour de toutes autres tâches que de se frotter les pieds, et puis les petits grains de sable et les morceaux de branches, elle les oublie bien vite. Pour aller vers le bâtiment commun, elle passe toujours par la plage et reste un moment, debout, à regarder la mer, ou bien l’eau du chenal ou bien l’île d’en face, juste de quoi avoir les pieds au ras de l’eau, les vagues jusqu’aux chevilles, les orteils qui gratouillent, les talons qui se tortillent de quoi tâter le sable en-dessous de la surface, se penser coquillage au moins quelques minutes, faire partie de l’estran. Ensuite remonter par le petit chemin, passer la ligne des algues, sentir leur sécheresse qui les rends si cassantes, ou leur côté gluant qui rebute les promeneurs, ce sera l’un ou l’autre en fonction de la marée. Sur le chemin, sable, terre, cailloux, parfois aussi des branches ou des aiguilles de pin quand on arrive tout près du grand bâtiment, salle commune et cuisine. Dans la longue salle, murs enduits à la chaux, teinte coquille d’œuf pali et sol toujours frais, voire froid en hiver, carrelages passé de mode, carrés de cinq sur cinq, blanc tirant sur le gris et des carreaux de couleurs déposés au hasard des envies du carreleur. Dans la cuisine, les mêmes carreaux et une estrade en caillebotis en fins croissillons de bois pour surélever le sol devant le plan de travail, les éviers et les plaques, pour que celle ou celui qui s’occupe des repas puisse aussi voir la mer. Dans l’atelier, tout est en bois, plancher et murs tous faits des mêmes planches, par terre souvent couvert de copeaux, de sciure parfois parfaitement propre quand on y a tracé des épures de grandes pièces, avec des bouts de ruban adhésifs de couleur fluo pour mieux s’y retrouver dans les traits et les notes écrites au crayon. Pieds nus, elle ne fait que passer, pour travailler vraiment, elle mettra des chaussures, elle tient à ses orteils. Dans le nouveau dortoir elle n’y va pas souvent, pas plus qu’avant le dortoir elle ne se promenait dans le champ pour les tentes. Mais dans le dortoir elle sait le même bois que l’atelier, aux murs autant qu’au sol, un grand tapis en sorte de caoutchouc avec ronds et carrés pour s’essuyer les pieds, une fois poussée la porte en haut des marches, le sas pour garder la chaleur à l’intérieur et l’étagère pour passer de chaussures à chaussons. Il faudra qu’elle aille voir, juste pour voir, mais quand elle a du temps elle va plus volontiers se promener sur la plage, au bord de l’eau, sur les cailloux de l’est où l’œil se perd au large ou bien dans le jardin pour sentir sous ses pieds, l’herbe verte qui commence en ce vingt-trois juin à se faire plus dense, plus solide que les frêles jeunes pousses du printemps, mais pas encore sèches, rêches comme l’herbe de l’été, comme papier sous les pieds

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

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