#LVME #02 | ABRAPA

Jamais de place. Jamais de place dans cette rue. Elle s’en souvient. Quand elle habitait encore le quartier, c’était déjà comme ça. Et depuis qu’ils ont fait les travaux de prolongation du tram sur la ligne F c’est encore pire. Alors elle va faire comme tout le monde. Se garer à cheval sur le trottoir, stationner au milieu de la rue en warning, manger la piste cyclable. Pas le choix. Elle a déjà du retard sur sa tournée. Dans le quartier, elle a cinq livraisons à faire et ça lui prend plus de temps qu’à Neudorf alors que le quartier est trois fois plus petit. Eux ce sont les derniers. Troisième étage sans ascenseur. Les derniers de la tournée et les derniers arrivés. Pas longtemps qu’ils sont sur la liste. La cheffe lui a dit que c’était parti pour durer et que la femme c’était une ancienne de la maison. Elle aussi elle en a livré des repas pour les vieux avant de se casser le dos et de bénéficier du service. Pendant vingt ans. 

Elle sonne longtemps. Lève la tête vers les étages. Troisième sans ascenseur. Croise la trajectoire de la grue qui tourne sur elle-même comme un oiseau lent qui surplombe les rues encombrées. Il y a vraiment quelqu’un là haut? Une voix aiguë la tire de sa rêverie. Je vous ouvre! Suivie d’un long grésillement qui lui signale que c’est le moment de pousser. Elle a sa glacière sur l’épaule, et un carton de pain à la main. Aujourd’hui c’est oeuf mimosa, poulet haricots verts, camembert et compote. Bon appétit. La femme l’attend à la porte, la canne qui tressaute sur le plancher à mesure qu’elle grimpe. Vous y êtes presque! Moi avec mon dos vous imaginez, et les courses! La femme l’invite à entrer, posez ça là! Y’a du café presque chaud, vous en prenez un avec moi? Elle soupire et s’assoit dans le canapé défoncé en lui assénant tout de go qu’elle vient d’apprendre que son petit fils venait encore de se prendre un an à l’Elsau, qu’il avait recommencé les conneries, que vraiment il avait rien dans la tête, qu’il avait un gosse maintenant quand même! Et elle coincée dans l’entrée, elle aurait voulu lui dire à cette femme qu’elle devait y aller, qu’elle était mal garée, que la tournée était pas finie, qu’elle devait encore retourner au boulot. C’est qu’ils vous font bosser maintenant dites-moi! Heureusement que je bossais à temps partiel, moi! Et la femme enchaîne direct sur son premier mari décédé, veuve à trente-cinq ans vous imaginez, avec les gosses et tout, tenez, vous entendez le café est prêt, vous allez me chercher une tasse? 

Et c’est là qu’elle l’a vu. Quand elle a rejoint la cuisine, elle l’a vu allongé. Évidemment, l’homme est méconnaissable mais quand même. Elle l’a tout de suite reconnu. Le flamboyant. C’est comme ça qu’elle et les autres filles l’appelaient dans le quartier. A l’époque où elle habitait encore le quartier. Une autre vie, définitivement enfouie. Le flamboyant. Son costume blanc, ses chaussures pointues vernies. Au comptoir de la Chope, il y passait la jounée. Juste à l’angle de cette rue, un peu plus haut, là où passe désormais la nouvelle ligne de tram. La mairie a planté quelques arbres, piétonnisé un côté de la rue mais la Chope est toujours là, avec ses terrasses qui prennent le soleil, son exposition idéale. Mais plus de flamboyant. Et les filles elles aussi ont déserté. Elle ressort précipitamment de la cuisine avec la tasse de café fumante qu’elle pose sur la table à côté de la femme. Je dois vraiment y aller. Merci et à demain. Elle dévale les escaliers, compte chaque marche, jusqu’à retrouver l’air de la rue, et les conversations animées des femmes qui patientent juste en face, devant chez Patricia Prestige beauté.

A propos de Céline Bernard

Céline Bernard écrit principalement pour le théâtre, et assez souvent pour les adolescents. Elle a publié aux éditions Théâtrales jeunesse Anissa/ Fragments (février 2019), Demain et Les moineaux, paru au sein de l'ouvrage collectif Divers-Cités (octobre 2016), et une nouvelle, J'ai payé pour ça, au sein d'un recueil collectif aux éditions La Passe du Vent (2009).

Laisser un commentaire