Elle passe un peu toujours à la même heure, que la maison soit pleine ou vide, de la fin avril aux premiers froids, elle longe la route au goudron râpé, à l’aller le chien devant elle ou plutôt une chienne, qu’elle dresse encore, une bête pressée de travailler, de mener la charge, elle, elle avance à pas réguliers, le bâton en main, un tablier autour du ventre, noué sur les fesses, et aux pieds les bottes, été comme hiver, rapport aux salissures. Elle ne regarde pas la maison, les travaux sur le toit, et ce que cela annonce, elle sait la date gravée sur linteau, et que l’équipe du toit — si elle tient — n’aura jamais autant de mémoire qu’elle, cette mémoire des villages et des familles, celle qui sait les débuts de la parcelle, d’avant même la maison, de comment en partageant les surfaces, en prenant du large par les mariages, en cousinant et à force de l’obstination d’un fils, d’une belle-famille on construit une maison là où longtemps il n’y a eu qu’une grange à laquelle la maison s’adosse depuis. De loin elle entend les bêtes qui meuglent, elles ont mamelles pleines et réclament, la chienne, un berger colley de trois ans, court, accélère et revient dans ses jambes, passé la maison sur un épaulement, la barrière ferme le pré, une barrière de fer galvanisé qu’elle décroche et fait pivoter, le troupeau compact s’engage sur la route à la suite de la première, cheffe reconnue par les autres bêtes, la reine du troupeau qui ouvre le chemin puis laisse une de ses dauphines, sa fille, prendre les devants, elle se tient à sa gauche, elle surveille à la fois devant elle et comment se passe le défilé, la bête s’appuie sur le chien comme le fait la femme, il jappe et mordille en dernier ressort, le troupeau arrive à hauteur de la maison, ses quatre passages journalier marque le temps, cris, meuglements et aboiements, clarines, mais il en faut plus pour faire trembler les murs vieux de plus de cent ans, même si depuis un mois elle a perdu de sa superbe avec son toit couvert d’une large bâche, à cette heure de fin d’après-midi le chantier est arrêté, un homme fume une cigarette devant la porte et fait signe à femme, qui sans ralentir poursuit sa marche, une marche pesante, de celle que donne les caoutchoucs quand on lance le pied en avant pour que la botte ne butte pas contre le sol, elle lui fait signe en retour avec son bâton, et un mot qu’il serait bien difficile de retranscrire, un mélange de sons qui grattent et roulent, un bonjour local qu’on ne sait pas prononcer si on ne l’a pas toujours entendu, sur l’arrêtière, une fille et un garçon à peine plus vieux s’embrassent. Elle tourne la tête et bastonne la laitière qui ferme la marche, une bonne vache un peu lourde, jamais pressée, ni pour la traite, ni pour le pré, qu’elle connaît depuis plus de dix ans, qui n’a fait que des génisses, une vache dont on citera longtemps le nom, dont on chérira les filles avec l’espoir qu’elles seront aussi bonne génitrice, à ne porter que des filles et agrandir le troupeau, la femme secoue la bête tranquille mais aussi lui parle, cette saison est celle de sa dernière lactation, elle va impavide, ignorante du sort qui lui est réservé, que les semaines lui sont comptées et la mort au bout du trajet en camion, celui qui viendra quand le troupeau rentre et que foin se paye, qui emporte les animaux nés sur place, nommés de nom de fleur, de montagne ou de qualité malgré leur numéro légal, mais pas d’apitoiement, car pour qui le temps n’est-il pas compté ? Les maisons peut-être et encore.