#LVME #14 | D.U.P.

©Charlee Derimay

Ils n’y ont jamais cru. Ils en parlaient souvent, toujours en rigolant, et Mow plus que les autres, alors que c’est elle qui avait signé les actes, les papiers du notaire et avait accepté toutes les servitudes et cette partie de l’île qui ne lui appartenait pas vraiment, dont elle était un peu gardienne, toute la partie des monuments historiques. Mow n’avait jamais caché cette réalité à personne, mais personne n’y croyait puisqu’elle-même n’y croyait pas. Chaque année, l’inspecteur des monuments historiques venait faire un tour des ruines, acceptait un café, se plaignait des budgets dérisoires quand il faudrait protéger, valoriser, étudier. Parfois, il envoyait une équipe avec des débroussailleuses qui faisaient du vacarme pendant deux jours. Ensuite tout retombait dans le comme d’habitude.

Mais ce jour-là, sous le soleil de printemps, le petit bateau orange oscillait dans le chenal au rythme des joyeux coups de pagaie de l’inspecteur des monuments historiques, maladroit et pataud, engoncé dans son gilet de sauvetage qu’il n’avait pas serré. Sa route était déviée par le courant, il allait pagayer bien plus longtemps que nécessaire, comme le chien qui garde la truffe fixée sur l’objectif sans se rendre compte qu’il se fait emmener, que le paysage défile et que le but s’éloigne ou se rapproche à peine. Ils étaient tous les quatre alignés sur la plage à le regarder partir, lui tout à son bonheur, eux tout à leur malheur. Les ruines venaient à bout des bâtiments debout, de tout ce qu’ils avaient construit, de tout ce qu’ils avaient, à bout de tout. 

Lavrec va devenir attraction touristique à caractère historique. Les ruines mises en valeur, entretenues, expliquées sur deux ou trois panneaux avec un peu de texte, des schémas, des dessins. Ce sera pédagogique. Un système de navettes avec des petits bateaux à moteurs électriques sera mis en place pour amener les visiteurs quand ils ne pourront pas passer à pied. Le T sera conservé, toilettes, accueil, billetterie, espace restauration, salon de thé, un petit musée et une boutique de souvenirs avec quelques livres, des cartes de l’île en couleur, des puzzles et la vie de Budoc racontée aux enfants. Le logement du gardien sera installé dans le grand atelier qui sera conservé de même que le T. L’atelier, d’ailleurs plébiscité par les promoteurs pour l’ingéniosité de son intégration dans le paysage et l’utilisation des fondations de l’ancienne chapelle mettant en valeur une autre partie de l’histoire de l’île. Le potager fera pelouse, c’est de la bonne terre, ça poussera vite. La cabane au nord de l’île ainsi que le dortoir devront être démontés. Vous avez d’ailleurs construit des bâtiments démontables, non ? C’est écrit sur votre demande de permis de travaux. D’ailleurs, je tenais à vous remercier à titre personnel pour avoir si bien protégé la partie historique de l’île, surtout après les dégâts infligés par le propriétaire précèdent, celui qui avait rasé une partie des ruines pour construire une piste d’atterrissage privée. Je ferme la parenthèse, c’était dans les années 60, il y a prescription et désormais le passé est bien mieux protégé. Heureusement, maintenant que les monuments historiques ont enfin les moyens de mettre toute l’île à l’abri, tout danger de ce type est désormais écarté. Je sais que pour vous ce n’est pas une bonne nouvelle, mais vous avez le temps de trouver un autre endroit, il faut encore attendre l’enquête publique avant que ne soit signée la D.U.P. Et je crois que la commune de Bréhat, à qui profitera l’afflux des visiteurs, garde à votre disposition un des terrains qui lui sont réservés dans la nouvelle zone artisanale qui se construit au bord de la route entre Paimpol et Saint-Brieuc. Je suis si content que ce projet puisse enfin voir le jour, le site de Lavrec est d’une importance capitale dans l’histoire du Moyen-Âge et de la religion en Bretagne armoricaine !

Au moment de son installation sur Lavrec, Mow cherchait un charpentier pour l’aider et on lui a conseillé Josef. Elle voulait construire une cabane, un endroit à elle où s’occuper de ses photos, où ranger ses livres, écrire, un peu une chambre à soi, tandis que le grand T serait transformé en bâtiment collectif pour y organiser des stages photos, des formations, permettre à d’autres de profiter du calme, de la vue, des paysages, des oiseaux, de la mer, du vent, du grand air, de la végétation et de tout ce qu’elle-même avait pu trouver sur l’île. Les revenus issus de ces activités devaient permettre d’assurer l’entretien des lieux. À ce moment-là, Josef travaillait pour le charpentier de marine Gilles Conrath à Paimpol. Entre deux rénovations de vieux gréements ou tournage de godilles, il venait aider Mow à faire avancer son chantier de cabane. Parfois c’était lui qui l’embauchait pour faire patrie de l’équipage lors des essais en mer des bateaux terminés. Mow avait découvert la voile aux Shetland quand elle était petite et se débrouillait plutôt bien en navigation, surtout en pilotage au milieu des cailloux. Petit à petit, Josef restait de plus en plus souvent et de plus en plus longtemps sur Lavrec, jusqu’à s’y installer et quitter l’appartement qu’il louait à Paimpol, un cube blanc qui était cabinet dentaire dans sa vie précédente. Le fauteuil était toujours au centre de la grande pièce, Josef y a dormi pendant plus d’une année. Rapidement, il fit part à Mow de son projet d’école du bois tandis qu’elle repoussait toujours le lancement des stages et des séjours photo. L’idée de Josef tombait bien et l’école du bois accueillit ses premiers stagiaires quelques mois plus tard.

Ensuite Damien est arrivé pour s’occuper du jardin et de la cuisine, puis Neige pour donner un coup de main et poser sa douceur partout où il le fallait. Dernier arrivé, Oups, le chat, également à l’origine d’une des disputes des habitants de Lavrec qui s’était terminée comme d’habitude sur le départ de Mow, rentrée dans sa cabane comme un escargot dans sa coquille en leur disant, débrouillez-vous, je ne suis pas votre mère.

Mais aujourd’hui il n’y a plus ni parents, ni enfants, juste quatre orphelins alignés sur la plage, tous au bord du même vide. 

D.U.P.

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

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