#LVME #13 | le reflet de Yolanda Yann

Elle serait elle-même dans le livre, à la manière de ces écrivains qui apparaissent subrepticement au détour d’une page au milieu d’une foule ou dont le nom serait inscrit sur la tranche d’un ouvrage dans une bibliothèque ; non pas au centre du halo de lumière, là où l’action est suivie avec attention offrant au moindre détail une importance appuyée dans le déroulement de l’intrigue mais juste à côté, dans la pénombre, comme un élément du décor presque invisible mais suffisamment éclairé pour qu’aucun doute n’ait le temps de s’installer, à l’endroit même où elle peut être reconnue sans effort si le regard du lecteur balaie son nom. Yolanda Yann serait elle-même dans les livres qu’elle a écrits sous l’apparence d’une figurante littéraire comme si sa présence était justifiée pour contrôler le bon déroulement de l’histoire qu’elle a elle-même écrite, craignant sans aucun doute que ses mots s’envolent des pages du livre qu’elle a rédigé avant même qu’ils ne soient lus. Elle se serait écrite dans son livre, mais ce n’est bien évidemment qu’une apparence.

Elle serait elle-même dans le livre, à la manière de Miguel de Cervantes dont les ouvrages passent dans les mains du curé et du barbier de Don Quichotte, une anecdote joliment drôle qui inverse avec amusement les polarités de la réalité, le temps d’une pirouette avant que le récit retombe sur ses pieds pour retrouver l’hidalgo de fortune dans sa bataille contre les moulins à vent qui, pour elle, ont pour traits l’ensemble de ces hommes, femmes, enfants, animaux même, qui occupent, ont occupé ou occuperont l’immeuble du 12 rue Évariste Murray durant une période de presque soixante années s’étendant de 1963 à 2022. Alors, elle, Yolanda Yann, occupante du studio du premier étage face à l’escalier jusqu’en 1980, elle se serait écrite dans le livre où elle raconte l’histoire de ces gens dont elle fait partie ; elle aurait terminé son ouvrage, l’aurait fait publier et aurait même décroché le prix Médicis. Elle se serait écrite en train d’écrire, mais ce n’est bien évidemment qu’une apparence. 

Elle s’écrirait en train d’écrire, assise et penchée sur sa table au milieu de laquelle émergerait une pile de feuilles soigneusement rangées, une autre pile de feuilles vierges à côté, plus petite et plusieurs feuilles froissées en boules sur le sol tout autour. Et devant elle, sur la table de bois nu, une feuille sur laquelle elle tracerait les lettres et les mots du récit qu’elle est sur le point d’achever. Elle s’écrirait dans cette position, le dos courbé sur sa table de travail, esquissant avec les mots cette image d’elle-même en train de s’écrire dans un autre univers qui est pourtant le sien. Mais les apparences sont trompeuses et tout se mélangerait au point qu’une grande confusion gagnerait alors l’image. Yolanda Yann perdrait la perception du réel, elle ne saurait plus qui elle serait, une écrivaine que les rebonds de l’écriture plongeraient dans une mise en abyme qui altèrerait sa perception ou, tout au contraire, l’objet même de son écriture. Elle serait une imprécision, une vague sensation impersonnelle qui s’échapperait du réel avant de l’abandonner.

Yolanda Yann serait elle-même l’objet de son écriture. Elle serait un personnage de roman sous la plume d’une autre elle, une écrivaine qui l’aurait créée à son image comme une déesse nombriliste et qui l’aurait représentée en train d’écrire les mêmes mots qu’elle est elle-même en train d’écrire, ceux-là mêmes qui en feront un livre primé et qui seront lus, aimés et critiqués par d’autres. Yolanda Yann existerait seulement comme un personnage de roman dans son studio du 12 rue Évariste Murray, elle serait un personnage de fiction qu’une écrivaine du nom de Yolanda Yann, elle aussi, aurait fait vivre dans les lignes d’un roman. En vérité, cette Yolanda Yann, celle qui est penchée sur sa table de bois nu dans un studio étroit, ne serait pas écrivaine. Yolanda Yann en serait son image et n’aurait jamais rien écrit. Elle n’aurait pas écrit les lignes la représentant, elle n’aurait pas écrit les histoires des hommes, femmes, enfants, animaux même, qui occupent, ont occupé ou occuperont l’immeuble du 12 rue Évariste Murray durant de nombreuses années.

Yolanda Yann aurait signé un livre qu’elle n’a pas écrit. Elle aurait reçu les honneurs d’un prix littéraire pour un ouvrage qu’une autre, un autre peut-être, aurait écrit sous son nom à elle. Sous ce nom qu’on lui aurait donné comme une image reflétée par un miroir.

C’est exactement ça, Yolanda Yann serait un reflet et tout autour, la longue cohorte de ses personnages, avec leur histoire, leur passé, leurs légendes…


Photo de Serrah Galos sur Unsplash

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

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