#LVME #12 | mots de passage

Il y eut, pour commencer, les noms inscrits à côté de chaque sonnette près de la porte d’entrée principale. Il y eut, de haut en bas imprimé sur des rectangles de papier à la dimension de la fenêtre leur étant réservée et dans une police de caractère commune (Book Antiqua), M. et Mme Victor Vincent, M. Quentin Quéméner, Mme Oriane Otavio, M. et Mme Michel Murray, Mme Yolanda Yann, M. et Mme Charles Castelletti, M. et Mme Paul Paturel. Il y eut, au gré des déménagements, des noms raturés, ajoutés, effacés jusqu’à être remplacés dans une harmonie d’origine. Il y eut ces mêmes patronymes inscrits sur les boites aux lettres dans l’entrée ; sur les courriers adressés et déversés quotidiennement dans ces boites, lettres manuscrites d’une vieille tante, factures d’électricité, avis d’imposition, parfois un recommandé provenant de la banque, publicités pour du linge de lit, Le Provençal et Science & Vie en abonnement ; gravés aussi sur des rectangles de plastiques fixés sur les portes en bois juste en dessous de l’œilleton. Il y eut une vitrine fermée à clé disposée juste après les boites aux lettres et exposant en évidence : le plan de l’immeuble et de ses issues de secours ; des numéros de téléphone d’urgence, pompiers, police secours, hôpital, SOS amitié, encombrants ; un mot manuscrit signé du syndic invitant les usagers à bien éteindre la lumière de la cave ; une affichette proposant des cours de yoga dans le quartier ; une autre faisant la promotion d’une pizzéria qui livre à domicile ; les cartes de visite d’un plombier, d’un serrurier et d’un artisan du bâtiment pour des travaux de peinture, de maçonnerie et d’électricité ; une annonce proposant des cours de français et de mathématiques à domicile pour élèves d’école primaire et collégiens ; une grille imprimée sur laquelle étaient renseignés les jours où la femme de ménage avait fait son office. Il y eut aussi un extincteur avec son mode d’emploi au rez-de-chaussée à côté de l’escalier et sur les paliers des premier et second étages. 

Il y eut dans l’immeuble beaucoup de livres. Il y eut des livres de cuisine traditionnelle, chinoise, provençale, alsacienne, italienne, nord-africaine, arménienne ; des guides de voyage aux États-Unis, en Angleterre, en Suisse, au Liban ; des livres de poésie ; des manuels scolaires de français, de physique, d’anglais, d’allemand, de mathématiques, de géographie ; des travaux universitaires ; des romans d’amour ; des bandes dessinées d’Astérix, de Tintin, de Corto Maltese, de Gaston Lagaffe ; des romans policiers dans lesquels il était question de disparitions, de meurtres, de cambriolages, de mensonges, d’abandons, de traitrises, de commissaires, de fusils de chasse. Il y eut des livres écrits en français, en anglais, en alsacien, en arménien, en géorgien, en arabe. Il y eut des romans classiques, des romans contemporains, des romans d’anticipation ; des recueils de nouvelles ; des dictionnaires, des encyclopédies, des lexiques ; des précis techniques de mécanique automobile, de photographie, de menuiserie, d’électricité, d’aquarelle ; des livres d’art, des catalogues de musées ; des biographies d’hommes et de femmes politiques, de religieux, de musiciens, d’écrivains ; des bibles, des corans ; des livres de méditation, de bien-être, de développement personnel, de médecine ; des annuaires ; des livres d’histoire médiévale, de la Renaissance, de la Révolution, des années folles, de Napoléon, de la Rome antique ; des livres d’histoire de la franc-maçonnerie, du Parti Communiste Français, des expéditions himalayennes, du bouddhisme ; des livres de la collection Que sais-je ?, de la bibliothèque verte, de la bibliothèque rose, de la Sélection du Reader’s Digest, des J’ai luFolio, Le livre de poche, 10/18 ; des livres de sport ; des livres jamais ouverts, des livres sans couverture, des livres avec des pages manquantes, des livres abimés, tachés, anciens. Il n’y eut, par contre, aucun livre écrit en braille, en wolof ou en indonésien.

Il y eut aussi des journaux quotidiens et hebdomadaires ; des magazines de mode, de sport, de tricot ; des mensuels de jardinage, de poterie, de loisirs créatifs ; des hors-séries, des numéros spéciaux ; des journaux de petites annonces. Il y eut des règlements de toutes sortes, des fascicules, des brochures, des exposés ; des notices de médicaments, des modes d’emploi en douze langues, des formulaires de garantie. Il y eut des prospectus publicitaires ; des offres promotionnelles ; des bulletins de vote. Il y eut toutes sortes des courriers. Il y eut des lettres d’amour, de rupture, d’amour et de rupture à la fois, de désir, de colère, de condoléances, de félicitations ; des lettres reçues par la Poste, beaucoup ; des lettres déposées sur le paillasson ; des lettres anonymes, peu ; des lettres à envoyer, des lettres qui ne seront jamais envoyées, des lettres en brouillons, des idées de lettres. Il y eut des mots doux, durs, orduriers, d’excuses. Il y eut des mots éphémères composés sur un plateau de Scrabble, des lettres en plastique perdues sous une armoire ; il y eut des lettres tracées sans réfléchir sur un bloc-notes près du téléphone ; il y eut des pages dactylographiées, des articles à paraître dans le journal, des articles qui ne paraîtront jamais ; un livre, même, qui sera publié et connaîtra un beau succès. Il y eut des SMS écrits sur des téléphones portables ; il y eut des e-mails ; il y eut des pages entières tapées sur l’écran d’un ordinateur appelées à être oubliées sur un disque dur. Il y eut des lettres, des mots et des phrases de passage.


Photo de Ricardo Cruz sur Unsplash

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

2 commentaires à propos de “#LVME #12 | mots de passage”

  1. Oui Jean Luc, à la lecture de ton texte, je prends conscience de tout ce qui s’accumule au fur et à mesure du temps, sur les portes d’un immeuble, les noms des habitants, dans les appartements et les lettres aussi, j’ai adoré les lettres. Merci pour ce matin.

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