L’appartement du rez-de-chaussée, là où ont vécu les Paturel pendant plus de cinquante ans, est bien trop grand pour abriter une personne seule. Sauf, bien évidemment, si cet homme ou cette femme est chargé d’un lourd fardeau de souvenirs, de douleurs ou d’autres choses encombrantes. Ce qui est précisément le cas de Walter Walberg qui a pris possession de l’appartement et de son jardin à l’automne 2019 après les décès simultanés de Paul et Pierrette Paturel. De mémoire de résident du 12 rue Évariste Murray, jamais aménagement n’avait autant relevé l’attention du voisinage. Pas tant par la quantité de meubles, équipements électro-ménagers et cartons de diverses tailles qui ont été engloutis dans l’appartement, qu’en nombre de tableaux et autres cadres destinés à être suspendus. Ce que les observateurs de l’arrivée de Walter Walberg ne savaient pas, c’est que, lors de sa première visite, l’homme avait pris des mesures précises des murs afin d’en déterminer la surface exacte dans chaque pièce pour y accrocher sa riche collection de tableaux. Et que cet appartement du rez-de-chaussée était l’un des rares qu’il ait visités à répondre à l’exigence initiale. Le jardin avait fini par le convaincre pour qu’il l’élise au rang de priorité pour devenir sa future demeure. Le reste fut une simple formalité que son compte en banque lui permettait.
La collection de Walter Walberg est composée d’une cinquantaine de toiles de toutes dimensions, allant de la miniature de la taille d’une carte postale à l’encadrement au format grand monde (130x100cm) et même une toile carrée de 140 cm de côtés. Mais l’essentiel de sa collection se limite au format raisin (65x50cm) ou au-dessous. Tous les tableaux de sa collection ne sont pas accrochés en même temps, certaines expositions ne sont que saisonnières et les cadres peuvent également changer d’endroit selon la lumière ou, plus simplement les envies de leur propriétaire. Une pièce du grand appartement sert d’entrepôt où les toiles non exposées peuvent dormir en attendant d’être accrochées. Enfin, la totalité de la collection répond à une thématique bien précise : Walter Walberg possède sans aucun doute l’une des plus grandes collections privées, copies et originaux mélangés, de tableaux où figurent des parapluies ou des ombrelles. Il s’amuse même à déjouer la météo en sortant les parapluies en plein été et les ombrelles lorsque le chauffage ronronne. Walter Walberg aime à dire que chez lui, il fait la pluie et le beau temps.
Le premier tableau de sa collection, offert par une riche héritière qui avait succombé une trentaine d’années auparavant au charme de ce célibataire ténébreux, est un original de Gustave Caillebotte représentant une rue de Paris par temps de pluie. La dernière acquisition de sa collection est une œuvre de petite dimension peinte sur bois non signée représentant un parapluie rouge en train de s’envoler. Entre-temps, il y a une remarquable copie du parasol japonais de Frederick Carl Frieseke glanée chez un antiquaire bruxellois, une aquarelle de parapluies multicolores dont les couleurs dégoulinent avec l’eau de la pluie portant les initiales FR en bas à droite ramenée d’un vide-grenier à Lyon ; il y a des parapluies joyeux ; des ombrelles tristes ; des parapluies mouillés ; des parasols délavés ; il y a un couple se tenant lui par la taille et elle par le bras et s’éloignant de dos sous une grande ombre octogonale verte à l’abri des gouttes comme autant de tirets blancs verticaux ; il y a un Claude Monet soi-disant original même si cela paraît peu probable ; il y a des taches rondes brillant de mille couleurs reflétées par la chaussée détrempée ; un Renoir triste et sombre comme un enterrement obscurci par le plafond noir des parapluies en deuil ; deux parasols s’unissant dans un yin et yang stylisé ; il y a un pastel signé Édouard Manet sorti d’une école des beaux-arts ; il y a un Edward Potthast sur une plage de Long Beach ; un Federico Zandomeneghi dans un champ d’oliviers de Toscane ; un Emile Eisman-Semenowsky dans un patio algérois ; il y a un magnifique douanier Rousseau représentant une femme en robe rouge dans une forêt exotique portant sur l’épaule une ombrelle jaune ; il y a tant de tableaux pour faire et défaire le temps.
chez les Vincent, un calendrier des PTT est affiché dans la salle à manger exposant une photo d’une plage de sable trop jaune devant une mer trop verte ;
chez les Paturel, une photo en noir et blanc d’un homme au visage austère est posée sur la commode de la chambre de la grand-mère ;
chez les Elissegaray, un tableau sombre présentant l’entrée d’un immeuble est suspendu dans le couloir ;
chez les Castelletti, la photo d’une manifestation est glissée dans un livre retraçant l’histoire du Parti Communiste Français durant la résistance ;
chez Quentin Quémener, le portrait de Jean-Paul Sartre est imprimé sur la couverture du livre posé sur la table de nuit ;
chez les Murray, l’écran de la télévision en noir et blanc affiche les premières images du dernier épisode du feuilleton Fontcouverte ;
chez Oriane Otavio, une dizaine de toiles abstraites peintes à l’acrylique sont rangées dans l’atelier de la peintre ;
chez les Paturel, la copie d’un fragment de la tapisserie de Bayeux occupe la presque totalité de la surface d’un mur du salon ;
chez les Paturel, encore, une carte postale encadrée représentant la rue centrale d’un village du Haut-Var dans les années trente est supendue au-dessus du bureau ;
chez les Imbert, une gravure représentant le Pont Charles à Prague est accrochée au-dessus du lit ;
chez Ulysse Uzan, un cœur tracé au stylo bille rouge sur une page à petits carreaux est scotché sur la vitre du four à micro-ondes ;
chez les Paturel, une photo imprécise sortie d’une imprimante à jet d’encre de l’immeuble vu de dessus est punaisée près du bureau dans la chambre des garçons ;
chez Georges Grigorian, une photo découpée dans un journal représentant un cycliste portant une médaille autour du cou est posée dans son cadre sur le vaisselier ;
chez les Kadiri, la photo d’un sommet enneigé dans la chaine de l’Atlas est fixée avec de la pâte adhésive sur la porte d’entrée ;
chez les Anderson, une affiche représentant une voiture de course domine le lit dans la chambre du dernier ;
chez les Jourdan, c’est l’affiche du film Le Seigneur des Anneaux qui est disposée au-dessus du lit dans la chambre du fils ;
chez les Stankovic, il y un dessin d’enfant représentant une maison, rangé dans un tiroir du bureau ;
chez Thérèse Tabarlet, une image de la Sainte-Vierge sert de marque-page dans un livre posé sur le guéridon ;
chez Roger Randriamampionona, un paresseux stylisé est visible sur la paroi d’une canette de soda disposé dans le réfrigérateur ;
chez Yolanda Yann, une édition numérotée 42/200 d’une eau-forte représentant le visage de l’écrivain Georges Perec est suspendue au mur près de la porte-fenêtre ;
chez Fanny Floyd et Firmine Farcy, une représentation du baron Samedi et de maman Brigitte fait la couverture d’un livre retraçant l’art vaudou ;
chez Noémie Noureev, les illustrations des centaines de timbres collectionnés envahissent les pages de ses albums ;
chez Noémie Noureev, il y aussi la photo d’une aurore boréale glissée entre les pages d’un de ses albums de timbres ;
chez Bérengère Buchet, il n’y a aucune photo de chats, juste une affichette épinglée dans les toilettes répertoriant les oiseaux de la région ;
chez les Lynagh, une peinture aborigène représentant l’inselberg d’Ayers Rock est posée sur une chaise ;
chez les Herrmann, un calendrier dans lequel figurent les photos des spécialités culinaires alsaciennes est accroché dans la cuisine ;
chez les Dunand, le miroir de la salle de bain reflète chaque matin une image de la transformation adolescente du fils ;
chez les Stankovic, une photo en couleurs dans le salon rappelle les jours heureux de la famille un jour de vacances au bord de la mer
