
J’ai encore vu le chat ce matin. Un chat noir et blanc. Enfin plutôt noir avec le bout des pattes blanches, le ventre et le museau blancs, ça lui fait comme des moustaches. Il se sauve dès qu’on l’approche, mais ça fait plusieurs fois que je le vois rôder autour de chez nous. Vous l’avez vu aussi ? Il sort d’où ce chat ? Ça doit faire un moment qu’il traîne sur l’île parce qu’on est en mortes-eaux depuis bientôt une semaine et il n’a pas pu passer depuis Bréhat sans y aller à la nage. Pas juste se mouiller les pattes, hein, nager. Et je m’y connais pas en chats, mais je sais quand même qu’ils n’aiment pas l’eau. Je le trouve de plus en plus sociable et je le vois de plus en plus souvent. Y’a personne qui lui file à bouffer, hein ? Faut qu’on l’attrape et qu’on le fasse retraverser de l’autre côté. De toute façon, il peut pas rester ici, et puis il est peut-être à quelqu’un. Il peut pas rester ici. Un chat ça pisse partout, ça va aller chier dans le potager, ça va roucouler au printemps si c’est un mâle, faut qu’il quitte notre île. En plus moi je bosse pas pour nourrir des bestioles, les humains ça me suffit.
Après ce discours de Damien, le chat était dans toutes les conversations.
Il est peut-être arrivé caché dans un bateau. Nous on va à terre assez souvent, pour faire les courses, chercher le courrier, l’inspecteur des monuments historiques aussi est venu et peut-être des touristes, on n’est pas tout le temps en train de vérifier. Et puis il est gentil ce chat, il va peut-être nous débarrasser des souris qui nous cassent les pieds dans la cambuse et qui cavalent sur le plafond du dortoir.
Pour le renvoyer sur Bréhat, faudrait déjà pouvoir l’attraper, dès qu’on s’approche, il se sauve.
Moi je vais pas me prendre un coup de griffes ou me faire mordre pour le renvoyer sur Bréhat juste parce qu’il aime pas les chats. D’ailleurs, s’il reste, ce chat, c’est qu’il est bien ici. Y’a personne qui lui file à bouffer, hein ? Des coups d’œil en biais à la fin des repas pour bien vérifier que les restes finissaient au compost. Inspection des flaques boueuses après les pluies pour y déceler des traces de pattes, fermeture au loquet systématique du bac à sciure pour ne pas avoir de crottes dedans. Suspicion aussi au potager dans les plates-bandes de fine terre sans paillage destinée aux semis. Rapidement, tout le monde avait jugé l’affaire. Quelques questions quand même, même si on n’oserait jamais les exprimer du côté de Mow, mais rapidement, les convictions étaient fermes : Neige nourrissait le chat, on ne savait pas comment, mais on en était sûrs et elle l’avait peut-être même récupéré sur Bréhat puisque c’était elle qui allait faire les courses. Elle était mise à l’écart, pas ouvertement, mais de manière insidieuse, Josef et Damien la surveillaient en coin, elle, déjà solitaire, s’isolait encore plus, passait des heures à regarder le mer, assise sur un caillou ou grimpée dans un arbre.
Mais finalement, l’arrivée des premiers stagiaires de l’année avait un peu détendu l’atmosphère et à leur départ, trois semaines plus tard, voir le chat venir se caler sur les genoux de Neige quand on prenait le café le midi derrière le T, ça ne gênait plus personne, Damien avait construit une boîte grillagée qu’il déplaçait sur ses semis et avait même fini par avouer que depuis l’arrivée du chat, il avait moins de mulots.
Le chat, maintenant il s’appelle Oups, référence amusée aux oublis de chacun en faveur du félin et surtout ceux de Neige, chargée de le ramener sur Bréhat, qui oubliait de l’emmener à chacun de ses voyages et répondait Oups à chaque remarque à ce sujet